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J.-M.G. Le Clézio, La Ronde

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Martine roule devant Titi, elle fonce à travers les rues vides, elle penche tellement son vélomoteur dans les virages que le pédalier racle le sol en envoyant des gerbes d'étincelles. L'air chaud met des larmes dans ses yeux, appuie sur sa bouche et sur ses narines, et elle doit tourner un peu la tête pour respirer. Titi suit à quelques mètres, ses cheveux rouges tirés par le vent, ivre, elle aussi, de vitesse et de l'odeur des gaz. La ronde les emmène loin à travers la ville, puis les ramène lentement, rue par rue, vers l'arrêt d'autobus où attend la dame au sac noir. C'est le mouvement circulaire qui les enivre aussi, le mouvement qui se fait contre le vide des rues, contre le silence des immeubles blancs, contre la lumière cruelle qui les éblouit. La ronde des vélomoteurs creuse un sillon dans le sol indifférent, creuse un appel, et c'est pour cela aussi, pour combler ce vertige, que roulent le long des rues le camion bleu et l'autobus vert, afin que s'achève le cercle. Dans les immeubles neufs, de l'autre côté des fenêtres pareilles à des yeux éteints, les gens inconnus vivent à peine, cachés par les membranes de leurs rideaux, aveuglés par l'écran perlé de leurs postes de télévision. Ils ne voient pas la lumière cruelle, ni le ciel, ils n'entendent pas l'appel strident des vélomoteurs qui font comme un cri. Peut-être qu'ils ignorent même que ce sont leurs enfants qui tournent ainsi dans cette ronde, leurs filles au visage encore doux de l'enfance, aux cheveux emmêlés par le vent. Dans les cellules de leurs appartements fermés, les adultes ne savent pas ce qui se passe au-dehors, ils ne veulent pas savoir qui tourne dans les rues vides, sur les vélomoteurs fous. Comment pourraient-ils le savoir ? Ils sont prisonniers du plâtre et de la pierre, le cimenta envahi leur chair, a obstrué leurs artères. Sur le gris de l'écran de télévision, il y a des visages, des paysages, des personnages. Les images s'allument, s'éteignent, font vaciller la lueur bleue sur les visages immobiles. Au-dehors, dans la lumière du soleil, il n'y a de place que pour les rêves. J.-M.G. Le Clézio, La Ronde

Plan du commentaire

Le libellé fournit les indications qui organisent le commentaire : d'un côté, la simple description des scènes ordinaires, de l'autre une vision du monde moderne.

Toutefois, on remarque dès la première lecture un contraste évident entre le monde des adultes et celui des enfants. Cette opposition structure la deuxième partie.

« Par ailleurs, à l'extérieur, le passant anonyme a un signe distinctif : «la dame au sac noir».

Le nom s'explique surtout par une vision enfantine à l'égard d'un adulte ; l'article défini et le déterminant «au sac noir» ont valeur de notoriété.

À l'inverse, les habitants des immeubles sont fondus dans un pluriel, les adultes, qui généralise et aussiqui dépersonnalise.

On pourrait croire qu'il s'agit d'une vision enfantine à moins que ce ne soit le point de vue dunarrateur, comme le confirmerait l'expression «peut-être qu'ils ignorent...» Un style en accord avec la banalité du quotidien Nous l'avons remarqué dans le rythme des phrases, les structures sont souvent simples : «il y a des visages, des paysages, des personnages» pose les images de la télévision de la façon la plus neutre qui soit.

Une évidence, une présence, mais aussi une absence totale de rêve et d'imagination.

Les images défilent sans déclencher aucuneréaction sur les visages immobiles. Une séparation entre deux mondes Elle est due à la méconnaissance de l'enfance par les adultes.

Cette idée revient à plusieurs reprises : «peut-être qu'ils ignorent même que ce sont leurs enfants qui tournent ainsi dans cette ronde». La réponse reste en suspens ; puis la proposition s'affirme : « ils ne veulent pas savoir» et se confirme par «leurs appartements fermés» ou par la comparaison «des fenêtres pareilles à des yeux éteints». Le texte semble hésiter entre une méconnaissance volontaire : «ils ne veulent pas savoir...» et une sorte d'excuse : «comment pourraient-ils le savoir ?».

Compte tenu de l'image qui suit («prisonniers du plâtre et de la pierre...»), on peut supposer que ces hommes ne sont pas totalement responsables. Second thème : une vision du monde moderne Le texte ne s'enferme pas dans un étroit réalisme.

Nombreuses sont les images qui donnent à cet extrait unetonalité poétique.

On répartira le commentaire en insistant sur la valorisation de l'enfance et sur la critique dumonde adulte. La valorisation de l'enfance D'abord, la présence des éléments naturels, vent, soleil, lumière, contraste à l'évidence avec la «lueur artificielle» de la télévision. De plus, les couleurs l'emportent dans le monde extérieur : les cheveux rouges attirent par leur étrangeté mais ontrouve aussi des couleurs franches comme le vert et le bleu. En revanche, le gris domine dans la dernière partie grâce à l'adjectif substantivé.

L'expression «écran gris» aurait eu assurément moins de relief.

Certes on trouve aussi le bleu à la fin du texte mais il est atténué par le nom «lueur» beaucoup plus faible que «la lumière cruelle» du second paragraphe.

Il s'agit sans doute du reflet de l'image télévisée surie visage des spectateurs.

Le Clézio emploie de nombreuses images pour évoquer le monde extérieur.

Unadjectif d'ordinaire réservé à l'animé, «indifférent», détermine «le sol».

Le même procédé est utilisé avec la «lumière cruelle». Les images valent parfois par leur sonorité : « l'appel strident des vélomoteurs qui font comme un cri».

Le nom «appel» suffit à faire image, mais la comparaison par une certaine lourdeur, par l'emploi des gutturales en «k» renforce le sens déjà contenu dans le nom. Parfois, au contraire, les images introduisent des idées supplémentaires : «ils sont prisonniers du plâtre et de la pierre, le ciment a envahi leur chair, a obstrué leurs artères»). Les hommes sont comparés à des statues figées dans leurs habitudes, murées dans leurs appartements etvéritablement sclérosées de l'intérieur.

Il y a peut-être une sorte de correspondance avec le mot «artères» qui permet le passage du flux sanguin, mais aussi voies de circulation libres dans l'adolescence, obstruées à l'âgeadulte. La critique du monde adulte On notera une ambiguïté : la ronde évoque d'abord une danse enfantine.

Elle est aussi, dans l'extrait, adapté aumonde moderne avec la course des vélomoteurs.

Elle permet d'aller «loin dans la ville».

Les deux personnages reviennent quelquefois lentement et l'on peut se demander s'il n'y a pas, là aussi, les germes de l'emprisonnementdont sont victimes les adultes.

Cette hypothèse expliquerait la dernière phrase du texte : «il n'y a de place que pour les rêves».

La rue est dominée par l'imaginaire enfantin et elle ne deviendra jamais la réalité des hommes.

Enfin, pour traduire l'affrontement entre deux mondes, Le Clézio utilise souvent la préposition «contre».

Le mouvement des enfants lutte contre «le vide des rues», « le silence», «la lumière cruelle».

Ces mots paraissent en contradiction avec le bruit de la circulation.

En réalité, ils sont le signe de l'indifférence dont nous parlions plus haut, del'incapacité à comprendre les enfants.

La ronde combat cette ignorance.. »

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