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INFORTUNE ET FORTUNE DE « MANON LESCAUT »

Publié le 23/01/2020

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lescaut

L'admiration des Romantiques

C’est La Harpe qui le premier rendit justice à Manon Lescaut : « Comment, direz-vous, pouvez-vous mettre tant de prix aux aventures d’une fille entretenue et d’un chevalier d’industrie? C’est qu’il y a de la passion et de la vérité. C’est que le caractère de Manon est traité d’après nature 2. » Tout le siècle romantique admire l’héroïne. Villemain compare son auteur à Walter Scott et à Chateaubriand3, Gustave Planche fait un éloge du roman, louant « la soif inapaisée d’affection » de la prostituée *. Musset fait allusion à Manon dans Namouna. Flaubert écrit à Ange Pechmedjat : « Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle sentimental qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables, quoiqu’ils soient un peu fripons s. » Sainte-Beuve consacre trois articles au roman6, Michelet y voit un reflet, non de la Régence, mais du grand règne à son déclin ’. A. Dumas fils dit : « C’est le paroissien de la courtisane » qui rend le vice « gracieux, émouvant, sentimental »8 tandis que Barbey d’Aurevilly flétrit “ cette ignoble Hélène qui pour quelques écus, fait, à toute minute, de son Paris, un Ménélas ’. » Maupassant célèbre en Manon « la séductrice, plus vraiment femme que toutes les autres, naïvement rouée, perfide, aimante, tremblante, spirituelle, redoutable, et charmante. »

Les contemporains apprécièrent l’agrément du style, mais se déclarèrent choqués par l’indignité des deux héros. Si Voltaire, qui n’aime guère Prévost, parle néanmoins « du tendre et passionné auteur de Manon Lescaut1 », si le Journal de Paris et de la Cour reconnaît : « Cet homme peint à merveille; il est en prose ce que Voltaire est en vers », les esprits pointilleux s’indignent. Après la saisie du livre (5 octobre 1733) sur l’ordre de M. Rouillé, le même journal approuve cette rigueur. « Ce livre, qui commençait à avoir une grande vogue, vient d’être défendu. Outre qu’on y fait jouer à des gens en place des rôles peu dignes d’eux, le vice et le débordement y sont dépeints avec des traits qui n’en donnent pas assez d’horreur “. » Manon exerce un charme pervers qui séduit et inquiète. Le grave bâtonnier Mathieu Marais, deux siècles avant André Wurmser, la voue aux gémonies : « Cette héroïne est une coureuse sortie de l’Hôpital et envoyée au Mississipi à la chaîne. » Mais il se laisse enjôler un instant : « Voyez Manon Lescaut, et puis la jetez au feu; mais il faut la lire une fois, si mieux n’aimez la mettre dans la classe des Priapées où elle brigue une place ’. » Montesquieu, qui lit le roman le 6 avril 1734, est plus mesuré dans ses remarques. Il pardonne aux personnages leurs fautes, car ils sont animés d’une passion aveugle et sublime par sa démesure.

lescaut

« Lenglet-Dufresnoy reproche à Prévost de connaître « un peu trop le bas peuple de Cythère 1 •.

Ce qui est étrange, c'est que, dès ses débu ts, le roman est avant tout pour le public l'histoire de Manon.

« Trop fouillé, le caractère du chevalier n'a pas fasciné les foules qui l'oublient pour sa petite catin; pauvr.e Des Grieux, trop riche de tout Pré\• ost 1 » écrit M.

Etiemble 2• Pourtant le titre pri­ mitif place le chevalier avan t sa.

belle : une étude attent ive révè le que le bon abbé n'a point voulu raconte r l'histoi re d'une fille, mais analyser " la déchéance d'un jeune chevalier qui se destine à l'ordre de Malte 3• » Tou t de suite, c'est Manon qui s'impose, avec son incondui te, sa frénési e sen­ suelle, sou appétit de jouissance; on ne tient aucun compte de sa conver sion ni de son sacrifice final.

L'auteur a beau protester qu'il a voulu montrer les· dangers du vice et la grandeur de la vertu 4, l'ouv rage est supprimé le 18 juil­ let 1734 ..

Il est vrai que, lors de la réédit ion des Mémoires en 1738, par la veuve Delau lne, le trop fameu x tome sept est publié avec Je reste et les pouvoirs publics ferment les yeux.

• Un chef-d 'œu vre méconnu A partir de cette date, les frasques de la belle n'attirent plus les foudr es de la censure.

Mai s les lec teurs éclairés tém oig nent à son égard d'un e singulière désaffection .

Le genre roma­ nesque n'est pas pris au sérieux par les intellectue ls qu i pensent, comme l'abbé Raynal s : « Il faut amuser les oisifs incapables de s'intéresser à l'histoire et à la morale.

Les romans, voilà leur lecture favorite .

• Qui plus est! Manon Lescaut n'est même pas l'œuvre la plus prisée de Prévos t.

Déjà en 1732, l'abbé Le Blanc écriyait à Bouhier : « J'ose vous demander grâce pou r Clevel and 6• » Grimm, pour qui Prévost est " le maitre dan s l'art d'émo uvoir et d'àgite r les cœurs " ne fait pas allusi on à Manon, pas plus que Dide rot 7• Rousseau vante Cleveland 8, Ma rmontel reprend à son compte 1.

Lettre à Bouhier.

1-12- 1733.

2.

Préface à l'éd.

de la Pléiade , 1960, p.

1204.

3.

Id.

4.

Pour cl Contre, 1734 .

n° 36.

S.

Nouvelle• littéra ires, partie XVI, p.

t38-JJ9, 1750 .

6.

Le/Ire du 3-S-1732 .

7.

Correspondance /i11éraire, t.

II, éd.

Toumeux.

De la poésie dramat ique.

Il.

t.

VJI.

p.

313, 17S8.

8.

Co'l{esslon.i, t.

1.

p.

356 et JI, p.

26R.. »

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