Incipit du Neveu de Rameau de Diderot
Publié le 06/09/2006
Extrait du document
Un après- dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au reste il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas ; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu'il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler, pour lui donner l'aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre et vous le prendriez au peu prés pour un honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse ennuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour, entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n'a pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n'estime pas ces originaux-là. D'autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m'arrêtent une fois l'an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d'usage ont introduite. S'il en paraît un dans une compagnie ; c'est un grain de levain qui fermente qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c'est alors que l'homme de bon sens écoute, et démêle son monde.
Vue d'ensemble
Diderot fait ici le portrait d'un personnage bizarre, asocial et fataliste qui allie en lui, aussi bien au physique qu'au moral des traits opposés et presque contradictoires.
Mouvement du texte
A. Introduction (I. 1 à 4). B. Portrait du personnage (I. 4 à 45) : a) (l. 4 à 28) Portrait statique : — moral (l. 4 à 10) — physique (l. 10 à 28) ; b) (l. 28 à 45) Portrait dynamique : comportement dans la vie et attitude face à l'existence. C. Jugement de l'auteur sur son personnage (l. 45 à 57).
«
immédiatement prononcé (l.
13).— (l.
15)Dieux, quels terribles poumons ! Cette exclamation insiste sur ce trait physique du personnage.— (l.
15 et 16) Rien ne dissemble plus de lui que lui-même.
La création par Diderot du verbe dissembler lui permet,en une formule très concise, de rapprocher lui et lui-même pour les opposer et souligner ainsi le trait dominant deson personnage, tant au moral qu'au physique : la coexistence en lui d'éléments contradictoires.— (l.
16 à 22) Les deux phrases sont rigoureusement parallèles et s'opposent terme à terme : quelquefois / le moissuivant ; maigre et hâve / gras et replet ; comme un malade...
sans manger comme s'il n'avait pas quitté la tabled'un financier ; qu'il sort de la Trappe / renfermé dans un couvent de Bernardins.
(Les Trappistes sont connus pourleur austérité ; les Bernardins passaient au contraire à l'époque de Diderot pour être beaucoup plus intéressés parles plaisirs de l'existence, en particulier la bonne chère.)— (l.
22 à 28) Encore deux phrases parallèles qui s'opposent terme à terme : aujourd'hui / demain ; en linge sale, enculotte déchirée / bien vêtu ; presque sans souliers / chaussé ; il va la tête basse / il marche la tête haute ; il sedérobe / il se montre ; on serait tenté de l'appeler pour lui donner l'aumône / vous le prendriez à peu près pour unhonnête homme.
Il faut remarquer cependant que Diderot n'abuse pas d'une symétrie absolue et introduit unecertaine variété en développant parfois l'un des termes de ses oppositions et pas l'autre ! en linge sale, en culottedéchirée, couvert de lambeaux / bien vêtu, ou en introduisant des détails qui n'ont pas d'opposé exact : poudré...frisé.— (l.
27 et 28) A peu près pour un honnête homme.
Honnête homme est à prendre ici au sens des XVIIe et XVIIIesiècles : quelqu'un appartenant à la bonne société, ou digne d'y être reçu.
Diderot ne peut s'empêcher de mettreunenuance : à peu près ; le côté bohême du neveu reste perceptible même quand son apparence extérieure ne ledistingue pas ouvertement de la «bonne société».— (l.
28) Il vit au jour la journée.
Cette phrase qui énonce le trait dominant du comportement du neveu face àl'existence va être largement développée dans les lignes suivantes, mais elle est aussi l'explication des contrastesobservés dans les lignes précédentes.— (l.
28) Triste ou gai.
Encore une antithèse.— (l.
29) Soin.
Au sens classique : souci.— (l.
30 et 31) De même que le dîner du XVIIIe siècle est notre déjeuner, le souper est notre dîner.— (l.
30 et 31) Le morcellement de la phrase et l'emploi des temps souligne l'absence de plan à long terme du neveu: «après dîner, il pense où il ira souper».
C'est-à-dire qu'il n'y pense pas avant.— (l.
32) Son inquiétude.
Reprend soin (l.
29).
L'esprit du neveu n'est jamais en repos (sens étymologique du motinquiétude).— (l.
32 à 36) Les deux possibilités les plus fréquentes de logement ont en commun leur précarité : petit grenier,taverne du faubourg.
Il à pied.
Les repas qu'il s'offrelui-même sont frugaux : un morceau de pain et un pot de bière.
Le manque d'argent est fréquent (loyer non payé)et parfois extrême : quelquefois...
il n'a pas six sous dans sa poche (l.
36 et 37).— (l.
38) Un fiacre : un cocher de fiacre (métonymie).— (l.
40 et 41) Une partie de son matelas dans ses cheveux.
Expression pittoresque.— (l.
42) Le Cours ou les Champs-Élysées.
Au XVIIIe siècle le Cours-la-Reine et les Champs-Élysées sont encoretrès peu construits et assez excentriques.— (l.
43 à 45) De la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine.
La reprise dumot lendemain souligne la continuité dans l'habillement du neveu.— (l.
45) Je n'estime pas.
Rupture de ton : Diderot rentre en scène : il ne décrit plus ; il juge.— (l.
45) Ces originaux-là.
Nuance péjorative.— (l.
45 et 46) Diderot s'oppose à certains de ses contemporains qui surestiment les originaux : ils en font mêmeleurs amis et non de simples connaissances.
Cette opposition est renforcée par l'asyndète (absence de liaison) entrelesdeux phrases : d'autres...
amis.
Ils m'arrêtent une fois...— (l.
48) C'est seulement par son originalité (cf.
1.
13) que le neveu intéresse Diderot.— (l.
51) Introduite.
L'uniformité (l.
49) de la société, que Diderot juge d'ailleurs fastidieuse, n'est pas naturelle.
Elleest le fruit du travail humain : éducation, conventions de société, bienséances d'usage ; la répétition du possessifnos devant tous ces mots le souligne.-- (l.
53) Individualité naturelle.
La Nature nous a précisément faits dissemblables.
Au fur et à mesure que lesconventions sociales pèsent sur nous, cette individualité s'estompe.
Même la présence d'un original comme le neveune peut nous en rendre qu'une portion (l.
53).— (l.
53 à 56) L'activité multiple du neveu est traduite par une succession rapide de propositions indépendantesdont il est le sujet.
Pourtant son action directe se limite à introduire le mouvement dans la société : il secoue, ilagite (l.
53).
Il y a alors les résultats indirects de son action : on approuve ou on blâme ; la vérité sort ; les gens debien sont connus ; la répétition de il fait souligne cette deuxième sorte d'action.— (l.
55) Il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins.
La différence de construction entre ces deuxpropositions peut s'expliquer ainsi : le neveu est avant tout quelqu'un qui «restitue à chacun» sa personnalité«naturelle».
Il arrache donc directement leur masque aux «coquins», tandis que les gens de bien apparaissent alorstels qu'ils sont véritablement.
Conclusion
Ce portrait est particulièrement riche et original.
Diderot a pris grand soin de dessiner avec minutie les traits de celui.
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