«Il n'y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens.» Paul VALÉRY
Publié le 22/02/2012
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changé entre-temps, notre façon de voir les choses, et la poésie, nos mentalités, nos croyances.
Nous ne sommesdonc plus, au sens propre du terme, devant le même texte.
Est-ce à dire pour autant qu'on peut faire n'importe quoi, interpréter n'importe comment en partant de ce principequ'il n'y a «pas de vrai sens» ni «d'autorité de l'auteur» ? On imagine l'usage que pourraient en faire certainsaudacieux candidats au bac, interprétant à leur guise, les textes dans le sens (ou l'absence de sens) qui leurconviendra en se référant à l'autorité de Valéry.
Mais cette phrase elle-même ne doit pas faire autorité et on peutaussi l'interpréter autrement.
Par exemple, on peut affirmer très à propos que les mots ont un sens et Valéry,encore, a beau dire que l' on fait de la poésie avec des mots non avec des idées, les mots ayant un sens (doncvéhiculant des idées), la poésie ne saurait être purement «musicale», simple suite de sons permettant à l'imaginairede fonctionner comme il l'entend sans préjugés ni impératifs préconçus...
(on peut même se demander si une telleliberté est possible en musique ; la tonalité, le rythme finissent bien par imposer des sentiments, des émotions, des«effets», prédéterminés par le compositeur).
Il importe donc, malgré tout, de dégager d'abord, puisque les motssignifient, ce que signifie littéralement la suite de mots que constitue le texte à «déchiffrer».
Or, on a beau dire on abeau faire, les faits sont têtus : les textes ont aussi un sens avec certes une marge de manoeuvre non négligeablepour le lecteur, mais sauf à fausser le sens de manière absurde, on en revient toujours au sens littéral.
Ainsi il seradifficile de faire dire à Voltaire dans Candide ou à Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur les origines de l'inégalité autre chose que ce qu'ils voulaient dire, tant est forte leur «autorité».
On peut tout de même découvrir des espaces de liberté qui sont de deux ordres.
Le premier s'appuie sur une comparaison avec le théâtre.
Une pièce existe quand elle est écrite, certes : textecomplet, jeux de scène, tout est indiqué...
ou presque.
C'est dans ce presque que se situe justement la marge demanoeuvre et la liberté du metteur en scène qui pourra «monter» pour qu'elle existe vraiment, sa version de l'oeuvreen question.
Il y a tout de même des impératifs à respecter : le texte, son organisation, le déroulement de l'intrigue(sauf à faire comme Planchon adaptant au cinéma George Dandin en intervertissant certaines scènes) : il y a des données autoritaires, tel Alceste qui est misanthrope (misanthropie que l'on peut, d'ailleurs, plus ou moins nuancerou accentuer, à condition que le texte reste «crédible» et ne contredise pas la vision prétendue du metteur enscène ou de l'acteur) ou Tartuffe hypocrite ; faire jouer Agnès par une nymphette de cinquante-cinq ans etArnolphe par un jeune homme de dix-huit serait, qu'on le veuille ou non, une «trahison» (qu'on s'entende bien, onpeut toujours essayer de monter la pièce ainsi au nom de la liberté.
De toute façon Molière ne dira rien.
Le problèmeest qu'il «a écrit ce qu'il a écrit» et que cette version, pour être originale, ne correspondra pas au texte).Néanmoins une part considérable d'options libres s'ouvre devant l'interprète ou le simple lecteur, comme devant unepartition symphonique la liberté est relativement importante pour le chef d'orchestre : respect du texte mais aussi«lecture personnelle» peuvent faire très bon ménage.
On peut en effet s'ingénier aussi à lire entre les lignes.
En effet, un texte n'a pas nécessairement de «sens» : il peutse contenter de véhiculer des émotions, des flux sortis tout droit de l'inconscient.
Ainsi les textes surréalistes n'ont pas de «sens» déterminés ou intentionnels (leurs auteurs auraient même été navrés qu'ils en eussent).
Liberténéanmoins est accordée au lecteur d'essayer d'interpréter comme on interprète des rêves et d'en dégager des«idées».
Ainsi en va-t-il pour certaines grandes oeuvres poétiques comme les Chants de Maldoror de Lautréamont, ou Une saison en enfer de Rimbaud, lequel répondit d'ailleurs à sa soeur déconcertée par la lecture de cette oeuvre et qui l'interrogeait sur son sens : «Cela veut dire ce que cela veut dire, littéralement et dans tous les sens !» Onne saurait être plus explicite : voilà qui devrait mettre en garde contre toutes les exégèses qui finissent parpersuader leurs lecteurs que ces textes n'ont qu'un sens définitif.
Le propre d'une oeuvre de ce genre c'est qu'ellepeut toujours faire rêver et que Fon n'a jamais fini de tenter d'en décrypter les secrets.
Ce que signifie la phrase de Valéry («quoi qu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit») fait ainsi entrer en jeu deschoses fort intéressantes.
Il s'agit en effet de distinguer dans un texte ce qu'on pourrait nommer le discours clair,officiel, conscient ; soit : les intentions de l'écrivain, ses désirs explicitement formulés ; distinguer donc de l'autreversant que comprend nécessairement toute oeuvre : le versant sombre, ténébreux, soit : le discours inconscientqui affleure malgré lui et qui correspond souvent à ce qu'il y a de plus profond et de plus intime.
Les deux versantspeuvent bien entendu se faire la guerre.
Ainsi y a-t-il un Racine officiel, celui qu'on apprit longtemps dans lesécoles, adepte de la clarté française, auteur de tragédies parfaites, exprimées dans un langage transparent etpeignant «les hommes comme ils sont».
On sait aussi que Racine, c'est bien autre chose, et d'autres sens, malgréou contre lui, apparaissent souvent, sur l'amour, par exemple, et ses liens avec la haine ou, plus subtiles encore, lesrelations quasi sadomaso-chistes qu'entretiennent les héros dans leurs rapports avec le pouvoir et l'amour.
Plusétrange encore, dans Athalie, pièce écrite pour la plus grande gloire de Dieu et de la religion, ces vers étranges où le «héros» Joad apparaît, dans son obsessin du sang qui nettoie tous les péchés, comme un étrange et redoutableboucher faisant tomber la pourtant terrible héroïne dans un piège odieux qui la rend, cette criminelle Athalie,étrangement humaine et pathétique...
Dans un genre d'idée voisin, on pourra opposer les intentions très morales del'abbé Prévost par exemple (pas seulement dans la préface) dans Manon Lescaut à la réalité même de l'oeuvre qui oblige tout lecteur normal à succomber aux charmes pervers et déroutants de la délicieuse Manon ; de la mêmemanière le lecteur des Liaisons dangereuses sera-t-il beaucoup plus indulgent avec Madame de Merteuil que les autres comparses du roman ou son auteur lui-même...
C'est en effet non seulement le sens qui échappe à l'auteur,mais les personnages eux-mêmes, voire des fragments isolés qui pour des raisons diverses finissent par obscurcir lereste.
Ainsi, pour en revenir à elle, Manon est beaucoup plus forte que l'écrivain qui lui donne le jour et que l'oeuvreimposante d'où elle est extraite (Mémoires d'un homme de qualité) : la preuve, devenue un mythe, elle vit très bien.
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