Honoré de Balzac (1799-1850), UNE TÉNÉBREUSE AFFAIRE
Publié le 17/01/2022
Extrait du document

M. de Grandville ne plaida jamais que cette cause criminelle, mais elle lui fit
un nom. D’abord, il trouva pour son plaidoyer cet entrain d’éloquence que nous
admirons aujourd’hui chez Berryer. Puis il avait la conviction de l’innocence des
accusés, ce qui est un des plus puissants véhicules de la parole. Voici les points
principaux de sa défense rapportée en entier par les journaux du temps. D’abord
il rétablit sous son vrai jour la vie de Michu. Ce fut un beau récit où sonnèrent
les plus grands sentiments et qui réveilla bien des sympathies. En se voyant réhabilité
par une voix éloquente, il y eut un moment où des pleurs sortirent des
yeux jaunes de Michu et coulèrent sur son terrible visage. Il apparut alors ce qu’il
était réellement : un homme simple et rusé comme un enfant, mais un homme
dont la vie n’avait eu qu’une pensée. Il fut soudain expliqué, surtout par ses pleurs
qui produisirent un grand effet sur le jury. L’habile défenseur saisit cemouvement
d’intérêt pour entrer dans la discussion des charges.
- Où est le corps du délit ? Où est le sénateur ? demanda-t-il. Vous nous accusez
de l’avoir claquemuré, scellé même avec des pierres et du plâtre ! Mais alors,
nous savons seuls où il est, et comme vous nous tenez en prison depuis vingttrois
jours, il est mort faute d’aliments. Nous sommes des meurtriers, et vous ne
nous avez pas accusés de meurtre.Mais s’il vit, nous avons des complices ; si nous
avions des complices et si le sénateur est vivant, ne le ferions-nous donc point paraître
? Les intentions que vous nous supposez, une fois manquées, aggraverionsnous
inutilement notre position ? Nous pourrions nous faire pardonner, par notre
repentir, une vengeance manquée ; et nous persisterions à détenir un homme de
qui nous ne pouvons rien obtenir ? N’est-ce pas absurde ? Remportez votre plâtre,
son effet est manqué, dit-il à l’accusateur public, car nous sommes ou d’imbéciles
criminels, ce que vous ne croyez pas, ou des innocents, victimes de circonstances
inexplicables pour nous comme pour vous ! Vous devez bien plutôt chercher la
masse de papiers qui s’est brûlée chez le sénateur et qui révèle des intérêts plus
violents que les nôtres, et qui vous rendrait compte de son enlèvement. Il entra
dans ces hypothèses avec une habileté merveilleuse. Il insista sur la moralité des
témoins à décharge dont la foi religieuse était vive, qui croyaient à un avenir, à des
peines éternelles. Il fut sublime en cet endroit et sut émouvoir profondément. -
Hé! quoi, dit-il, ces criminels dînent tranquillement en apprenant par leur cousine
l’enlèvement du sénateur. Quand l’officier de gendarmerie leur suggère les
moyens de tout finir, ils se refusent à rendre le sénateur, ils ne savent ce qu’on leur
veut ! Il fit alors pressentir une affaire mystérieuse dont la clef se trouvait dans les
mains du Temps, qui dévoilerait cette injuste accusation. Une fois sur ce terrain,
il eut l’audacieuse et ingénieuse adresse de se supposer juré, il raconta sa délibération
avec ses collègues, il se représenta comme tellement malheureux, si, ayant
été cause de condamnations cruelles, l’erreur venait à être reconnue, il peignit si
bien ses remords, et revint sur les doutes que le plaidoyer lui donnerait avec tant
de force, qu’il laissa les jurés dans une horrible anxiété.
L'action d'Une ténébreuse affaire se situe sous le Premier Empire (Napoléon ler règne de 1804 à 1815). Le roman raconte l'enlèvement mystérieux d'un sénateur, Malin de Gondreville, qui achète le domaine du vieux marquis de Simeuse, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire Tout semble accuser les fils du marquis et leur régisseur, Michu, qui leur est demeuré fidèle. Voici un épisode du procès qui, à la suite d'une péripétie nouvelle, se terminera par la condamnation des prévenus.
I. Questions
1. A partir du texte, identifiez la situation de communication et les différents intervenants dans ce procès. Quelle est la fonction du langage la plus exploitée ? 2. Caractérisez le registre de langage utilisé par l'avocat. 3. Dégagez la progression de l'argumentation de maître Granville. Quels sont les arguments rationnels de l'avocat ? Quels sont les effets affectifs qu'il tente de produire ? 4. Relevez les termes qui entrent dans le champ lexical de la justice, tout au long du texte, et commentez-les. N. B. : On attend de vous des réponses rédigées.
II. Travaux d'écriture
1. Le discours et le récit : montrez, en un paragraphe, comment Balzac exploite leur imbrication. 2. Une ténébreuse affaire s'inspire d'une affaire judiciaire réelle — n'oublions pas que Balzac fit des études de droit. Les véritables prévenus furent volontairement sacrifiés à des impératifs politiques et exécutés. Ici, l'avocat de la défense essaie d'agir sur la psychologie des jurés pour les empêcher de commettre l'irréparable : « Il fit alors pressentir une affaire mystérieuse dont la clef se trouvait dans les mains du Temps, qui dévoilerait cette injuste accusation. «

«
proprement dite.Dans un premier temps, l'orateur se réfère à la situation présente.
Il renvoie à l'évidence : « Où est le sénateur ? »(l.
20).
A partir de l'énoncé de ce fait particulier indubitable, l'avocat poursuit un raisonnement déductif visant àsouligner la cohérence de son propos.Il devance la réponse du contradicteur : l'enlèvement et la séquestration.
Il entre dans le jeu de l'adversaire pour ensouligner les conséquences : la première conséquence, pragmatique (« Mais...
», l.
22) constitue un appui dudiscours et introduit la conclusion logique : pourquoi ne pas parler de meurtre puisque, à cause de l'accusation, lesprévenus n'ont pas alimenté le sénateur ? L'avocat aboutit à la remise en cause de la nature même de l'accusation ;il sous-entend qu'on ne sait pas de quoi on parle.
Tirant la deuxième conséquence logique, l'orateur repart sur unenouvelle hypothèse : le sénateur vit encore.
Donc, pourquoi ne pas le faire paraître pour se disculper immédiatement? La conclusion s'impose (l.
33) : «N'est-ce pas absurde ? »Puis, l'avocat part sur une nouvelle attaque (l.
34) : l'accusateur public devrait plutôt s'intéresser aux implicationspolitiques du procès.
«Remportez votre plâtre...
»Enfin, dans sa digression, l'avocat ne perd pas de vue son sujet mais entre dans des considérations sur la probité deses témoins (l.
42) : «Il insista sur la moralité des témoins à décharge...
»Dans un deuxième temps, l'avocat se réfère à la situation passée et reconstitue le déroulement des faits tel qu'il lesuppose.
Il retourne à l'argumentation («Hé! quoi...
», l.
46) en revenant sur des faits avérés, la surprise desprévenus lors de leur interpellation par l'officier de gendarmerie.
Compte tenu de tout ce qu'il vient de dire : la seuleinterprétation possible renvoie à des agissements secrets, qui feraient des prévenus des victimes, des boucsémissaires accusés par de mystérieux coupables.Enfin, dans la péroraison, l'orateur se met à la place des jurés et leur laisse entrevoir les conséquences tragiquesd'une erreur judiciaire.
Il ne se contente plus de les toucher, il les déstabilise complètement.
Question 4: Relevez les termes qui entrent dans le champ lexical de la justice, tout au long du texte, etcommentez-les.
• Le champ lexical de la justice est constitué par des termes qui qualifient les différents acteurs du procès ; nouspouvons identifier les acteurs réels : « l'habile défenseur » (§ 1), « l'accusateur public », « le jury », « témoins àdécharge » (en faveur des accusés); et les acteurs supposés : « complices », « criminels ».Le champ lexical de la justice se retrouve aussi dans le discours de maître Granville.
Sous son aspect le plus général,nous notons : « cause criminelle », « plaider » et « plaidoyer », son dérivé (on appelle DÉRIVÉ un terme formé àpartir d'une racine à laquelle on ajoute un préfixe ou un suffixe, ou encore les deux).
Dans son contenu, nousrelevons : « la défense » ; « la discussion des charges »; « le corps du délit » ; «peines éternelles »; « une affairemystérieuse »; « cette injuste accusation »; « délibération »; « condamnations cruelles».Enfin, il apparaît aussi dans les expressions qui modalisent le plaidoyer de l'avocat : « entrain d'éloquence » ; «conviction de l'innocence » ; « voix éloquente».Une rapide étude de ce lexique laisse apparaître la distinction à faire entre la justice des hommes et celle de Dieu («peines éternelles »).
L'avocat cherche à souligner à quel point les opinions humaines sont susceptibles d'êtremanipulées (« une affaire mystérieuse») et doivent donc être pesées avec scrupule.
Travaux d'écriture
1.
Le discours et le récit : montrez, en un paragraphe, comment Balzac exploite leur imbrication.• Dans ce passage, Balzac mêle habilement le plaidoyer de l'avocat et les interventions de son narrateur omniscient(= qui sait tout).
Celles-ci revêtent d'abord une fonction de commentaire puisque le narrateur identifie d'emblée leséléments qui contribuent à rendre le plaidoyer efficace : «Puis il avait la conviction de l'innocence des accusés, cequi est un des plus puissants véhicules de la parole» (1.
4).
Il souligne l'implication de l'avocat dans l'affairejudiciaire et désigne la conviction comme le moteur de la persuasion authentique.Le style direct permet de restituer les paroles de l'avocat, de rendre vivant le texte en rapprochant le lecteur de lasituation évoquée.
Les interventions du narrateur ont alors pour fonction de ménager des transitions entre lediscours et le récit, qui reproduit, sous une forme synthétique, les portraits psychologiques de Michu et des témoinsà décharge.
Le narrateur souligne les effets du discours et insiste sur l'habileté de l'orateur ainsi que sur sa capacitéd'exploiter les réactions psychologiques de l'auditoire : « L'habile défenseur saisit ce mouvement d'intérêt pourentrer dans la discussion des charges » (l.
17).
Et, plus loin : «Il entra dans ces hypothèses avec une habiletémerveilleuse.
[...] Il fut sublime en cet endroit et sut les émouvoir profondément » (l.
41).
Ici, outre l'utilité déjàévoquée, la transition produit un résumé de l'argumentation qui relève de la psychologie des témoins favorables auxclients de l'avocat.
Plus loin encore : « Il fit alors pressentir une affaire mystérieuse...
» (1.
50).
Le récit intègrealors la prise à partie directe du jury et laisse ouverte la question de l'erreur judiciaire.
Ainsi s'impose une habilegradation psychologique qui permet à l'avocat de rendre sensibles aux juges les implications de leur décision.
2.
Une ténébreuse affaire s'inspire d'une affaire judiciaire réelle — n'oublions pas que Balzac fit des études de droit.Les véritables prévenus furent volontairement sacrifiés à des impératifs politiques et exécutés.
Ici, l'avocat de ladéfense essaie d'agir sur la psychologie des jurés pour les empêcher de commettre l'irréparable : «// leur fitpressentir une affaire mystérieuse dont la clef se trouvait dans les mains du Temps, qui dévoilerait cette injuste.
»
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