HOMMAGE A LA VIE - Jules SUPERVIELLE
Publié le 16/09/2011
Extrait du document
C'est beau d'avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un coeur continu,
Et d'avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D'avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Oui n'ont pas leurs pareils,
Et d'avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D'avoir donné visage
A ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
A d'errants continents,
Et d'avoir atteint l'âme
A petit coups de rame
Pour ne l'effaroucher
D'une brusque approchée.
C'est beau d'avoir connu
L'ombre sous le feuillage
Et d'avoir senti l'âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l'étoile Patience,
Et d'avoir tous ces mots
Oui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D'avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l'avoir enfermée
Dans cette poésie.
Jules SUPERVIELLE (1939-1945).
Vous ferez de ce poème un commentaire composé et, sans séparer
l'étude du fond de celle de la forme, vous pourrez montrer comment
J. Supervielle célèbre les richesses de l'existence.
«
Guerre mondiale , au moment où les combats font rage et où la
mort hante le monde, le poète , effectuant un retour sur lui-même ,
chante, dans un hymne
à la vie , les puissances qui permettent de
conjurer
la fuite du temps et la mort, de fixer l'insaisissable .
Dans cet
« hommage à la vie », l'homme , « dédoublé », semble
accorder
à son corps une existence propre.
Celui-ci est présenté
comme un abri de fortune , par définition passager
(« C'est beau
d'avoir élu
1 Domicile vivant...
•), qui inscrit l' homme dans le
temps : comme une horloge qui rythme le temps qui passe de son
tic-tac régulier ,
les battements du cœur comptent les secondes qui
s'égrènent
Mais si l'homme est « passager », et la proie du temps
qui l'habite,
la permanence de ses sentiments peut donner une
continuité au discontinu
(« Et de loger le temps 1 Dans un cœur
continu
» ).
C'est en effet l' amour qui, le premier , va donner à
l'homme une prise sur la vie .
Cet amour peut évidemment prendre diverses formes, évoquées
ici
en des termes d'une très grande simplicité .
C 'est d'abord une sorte
d 'appétit pour
la vie, une soif de goOter ses richesses, de se les
approprier, une appréhension toute physique du monde , faite de
sensations .
Les mains prennent
ainsi la mesure du monde , une
mesure humaine :
« Et d'avoir vu ses mains 1 Se poser sur le
monde 1 Comme sur une pomme 1 Dans un petit jardin .
» La
sensation en soi devient un moyen privilégié de connaissance du
monde, une source de
joie(« C'est beau( ...
) 1 D 'avoir senti la vie 1
Hâtive et mal aimée ») ou bien encore de richesse et de sagesse.
La vieillesse même, son approche lente et insidieuse, devant
laquelle
le corps est sans défense (sa nudité est le signe de sa
faiblesse) , sont alors célébrées ,
elles aussi : « Et d'avoir senti l'âge
1 Ramper sur le corps nu.
» L'âme est sans cesse à l'écoute du
corps ;
elle le soutient ( « Accompagné la peine 1 Du sang noir dans
nos veines
») en adoucissant sa douleur : « Et doré son silence 1
De l'étoile Patience.
» La souffrance , supportée avec stoïcisme
(c'est ce qu'implique
le mot « Patience », dont le sens étymologi
que est :
« souffrance »), les difficultés de la vie , qui augmentent
avec l'âge, sont ainsi considérées comme des bienfaits dans
la
mesure où elles font partie de l'expérience vécue.
Cet amour
« physique » du monde et de la vie trouve un
prolongement dans une sorte de sentiment d'amour universel qui.
»
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