Histoire de Pomme - Pascal Lainé, la Dentellière
Publié le 29/03/2011
Extrait du document
(Aimery de Béligné, étudiant, et Pomme, petite coiffeuse, ont leur premier rendez-vous à la terrasse d'un café.) Quelque chose était en train de se passer. Aimery parlait à Pomme. Il parlait très vite et très petit, comme écrivent certaines personnes, en serrant les mots. Pomme ne disait rien. Une partie d'elle-même écoutait ; mais seulement une petite partie. Tout le reste commençait à s'enfoncer dans l'eau tiède, presqu'un peu trop, d'une rêverie indéfinie. Quelque chose changeait. Pour le jeune homme aussi. Les gens allaient et venaient devant ce couple banal sans rien remarquer, sans même les regarder vraiment. Eux non plus ne voyaient pas les gens. Tout cela n'était presque rien. Peut-être une infime modification dans la teinte et la consistance des choses devant eux : de la boule de chocolat, évidemment, mais aussi des coupes, et de la petite table ronde. La voilà qui se déroulait, Pomme, elle jusque-là si close, l'âme en colimaçon : son silence faisait deux petites cornes du côté d'Aimery, se rétractant parfois, mais point complètement, quand le jeune homme posait trop longuement le regard sur elle. Pendant un moment leurs pensées glissèrent côte à côte, solitaires. Chacun s'enfermait sur lui-même, sans chercher à dévider le cocon où l'autre s'était de même enfermé. Ils ne sentaient pas que, dans cette solitude, moins d'une heure après qu'ils s'étaient rencontrés, résidait le possible désir d'une vie à deux. Pascal Lainé, la Dentellière
Dans un commentaire composé vous montrerez :
— par quels moyens l'auteur a esquissé l'univers clos des deux amoureux ; — comment se développe peu à peu le thème de la solitude; — comment le regard ironique de l'auteur révèle la banalité de ce début d'aventure. Vous pourrez, si vous le souhaitez, organiser autrement votre commentaire.
«
supplémentaire : une pomme — ou une poire — c'est-à-dire une brave fille, un peu naïve et facile à éblouir).
Non seulement ce surnom ne fait pas « sérieux », mais il infériorise la jeune fille par rapport à son compagnon (ceque prend en compte la ligne d'introduction : « Pomme, petite coiffeuse »).
Dotée d'un surnom pareil, Pomme nepeut évidemment ni appartenir au « monde », ni même être une « dame ».
Enfin son surnom comporte une dernièreconnotation enfantine cette fois : avec sa syllabe brève et toute ronde, le surnom de Pomme « fait petite fille »,autant que le nom à rallonge « Aimery de Béligné » fait homme du monde, long, mince et distingué.
Le mince opposéau rond (Pomme), c'est encore une manière d'éloigner les mondes auxquels appartiennent les deux personnages,puisque la catégorie du mince est aristocratique, et celle du rond ou du dodu, populaire.
Autant dire que les noms engagent le texte sur une certaine voie : une « histoire » entre une fille qui s'appellePomme et un garçon qui se nomme Aimery de Béligné appartient très exactement aujourd'hui au registre du roman-photo, du roman « sentimental », ou du roman de consommation (Slaugther, Guy des Gars).
Ce sera l'histoire d'unepetite bonne femme (physiquement et socialement) et d'un monsieur bien (étudiant comme par hasard, alors quePomme travaille), l'un écrasant l'autre, ainsi que le prouve l'histoire de leur première rencontre.
Histoire d'un flirt
«Il» a l'initiative; «elle» se tait : Aimery parlait à Pomme.
Pomme ne disait rien.
Elle rêve (et s'enfonce dans l'eautiède, ce qui n'est pas dépourvu de connotations érotiques).
Elle se livre enfin : « La voilà qui se déroulait...
», sousle regard insistant du jeune homme...
Dès lors Pomme se laisse aller, se fond dans le décor, sa rondeur trouvant sonexact correspondant dans celle de la boule de chocolat (dessert enfantin), des coupes, de la table, petite et rondecomme elle.
C'est l'univers entier qui est devenu rond, mignon, câlin (ce que dit l'image de l'âme en colimaçon),absorbant doucement une femme de plus en plus soumise et de plus en plus « enfant » (« son silence faisait deuxpetites cornes du côté d'Aimery » : avec la double référence au colimaçon et au jeu enfantin « faire les cornes »).
Cet amour « gentil », qui participe à l'univers de l'enfance dans ce qu'elle a de naïf et de gauche, prend durant toutle texte le contrepied des amours « littéraires » : au lieu d'agrandir le monde, il le rétrécit (voir l'image du cocon) ;au lieu de rendre les choses neuves, lumineuses, exaltantes, il ne les transforme qu'à peine : « Tout cela n'étaitpresque rien.
Peut-être une infime modification dans la teinte et la couleur des choses devant eux.
» Au lieu deprovoquer le partage, il accroît un moment les solitudes...
C'est pourquoi revient si constamment dans le texte lamention du petit, du banal, c'est pourquoi les gens qui croisent le couple ne remarquent rien* et c'est peut-être cequi explique chez Aimery l'absence de toute éloquence don juanesque : « II parlait très vite et très petit, commeécrivent certaines personnes, en serrant les mots.
»
Une parodie
A la longue une telle constance dans la banalisation, un tel recours aux clichés du roman sentimental, une telleinsistance à médiocriser...
peuvent intriguer.
a) La trivialité (au sens étymologique : ce qu'on rencontre aux carrefours).
Lisible déjà dans le traditionalisme durécit : il s'agit d'un roman contemporain 2, qui raconte les histoires comme le faisaient Balzac et Stendhal.
Lenarrateur prend ses personnages en mains, explique, analyse : « Ils ne sentaient pas...», mais le narrateur, lui, lesent, etc.
Même volonté « classique » pour le temps du récit : l'imparfait, lent, durable et qui rend vraisemblable lanarration.
Lisible encore dans le choix du couple : elle inférieure/lui supérieur; elle exécutrice/lui intellectuel.
C'est le mêmecouple idéologique que celui de l'infirmière et du chirurgien, de l'hôtesse de l'air et du pilote, de la secrétaire et dupatron...
Lisible dans l'image d'une femme-objet, qui n'attendait que la grande aventure et qui fait des rêves...
« indéfinis »justement.
Dans le choix du lieu enfin : lieu urbain, réel parce qu'ordinaire (tout le monde peut se rencontrer dans un café) etqui remplace le bal du samedi soir pour des lectrices de plus en plus citadines.
b) La dérision : le texte dénonce lui-même ce conformisme des thèmes et des personnages, de deux manières :
— par le jeu des indéfinis : quelque chose était en train de se passer; Pomme ne disait rien; Tout le reste...;Quelque chose changeait; Tout cela n'était presque rien.
Le texte ne parvient pas à « nommer » ce qui se passe, àle définir.
Il dit à la fois que quelque chose se passe, mais que ce quelque chose n'est rien.
Soit parce que dans lesromans sentimentaux de grande consommation il est entendu « que l'amour ça ne se raconte pas, ça se vit »; soitparce qu'en réalité il n'y a rien entre Aimery et Pomme, rien d'autre qu'un jeu, auquel elle se prête parce qu'elle a luque « le grand amour ça commence toujours comme ça ».
— par le silence de Pomme, conforme à l'image reçue de la jeune fille qui attend tout de son compagnon.
Pourquoi ce texte a-t-il été écrit? C'est à peu près à cette question que s'est efforcé de répondre le commentaire.Parce qu'il paraissait impossible (compte tenu de l'accumulation des effets de conformisme) de le prendre au pied de.
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