H. de Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu, 1832. Commentaire
Publié le 07/09/2018
Extrait du document
L'action de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé sur le palier; il fait une étrange rencontre.
Un vieillard vint à monter l’escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l’ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3 les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre.
1. Rabat : grand col rabattu porté autrefois par les hommes.
2. Ce vieillard s’appelle Frennofer.
3. Affriande : attire par sa délicatesse.
4. Débile : qui manque de force physique, faible.
5. Truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6. Pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu’au-dessous de la ceinture.
7. Rembrandt : peintre néerlandais du xviie siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est à dire les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnes représentés.
• Il faut ensuite préciser la situation du passage. Deux éléments sont à noter. D'une part, la scène comporte deux personnages : Nicolas Poussin, peintre classique dont vous pouvez voir de nombreuses œuvres au Louvre, ici jeune homme sans expérience, qui hésite à frapper à la porte de Maître Porbus, et un mystérieux vieillard. D'autre part, mais le paratexte ne vous le disait pas, il s'agit d'un extrait de l'incipit, situé au tout début de la nouvelle. Balzac veut capter l'attention de son lecteur avec un personnage qui suscite de nombreuses interrogations.
Balzac consacra une nouvelle à l’art et aux artistes : Le Chef-d'œuvre inconnu (1832). Cette oeuvre reçut plusieurs titres successifs : Maître Frenhofer puis Catherine Lescaut, conte fantastique. Ces hésitations manifestent les ambiguïtés du texte, qui oscille entre réalisme et fantastique, entre réflexion sur l’art et peinture des artistes. Maître Frenhofer fait l’objet d’un portrait au début du roman, lors de sa première rencontre avec le jeune artiste Nicolas Poussin. Pour étudier ce portrait, nous considérerons d’abord sa dimension réaliste, puis nous montrerons en quoi il peut intriguer le lecteur, susciter ses interrogations.
«
et à peine
voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arca
des saillantes.
Mettez cette tête sur un corps fluet et débile\ entourez-la
d'une dentelle étincelante de blancheur et trava illée comme une truelle à
20 poissonS, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d'or,
et vous aurez une image imparfaite de ce personna ge auquel le jour faible
de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique.
Vous eussiez dit d'une
toile de Rembrandrl marchant silencieusement et sans cadre dans la noire
atmosphèr e que s'est appropriée ce grand peintre.
1.
Rabat : grand col rabattu
autrefois
par les hommes.
2.
Ce vieillard s'appelle
3.
Af riande : attire par sa délicatesse.
4.
Débile : qui manque de force physique, faible.
5.
Truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6.
: partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7.
:
peintre néerlandais du XVII' siècle.
Ses toiles
fr équemment la technique
du clair-obscur, c'est à dire les effets de contraste produits par
lumières et les ombres des objets
ou des personnes représentés.
• Texte 2: Victor HuGo, L'Homme qui rit (186 9)
L act ion se déroul e en Angleterre, à la fin du XVII' siècle.
Enfant ,
Gwyn plaine a été enlevé par des voleurs qui l'ont atrocement défiguré pour
en
foire un monstre de foire : ses joues ont été incisé es de la bouche aux oreilles, de
façon à do nner l'illus ion d'un sourire permanent.
Devenu adulte, il se produit
dans une troupe de comé diens.
Qu oi qu'il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi.
Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hom
mes.
Par quelle providence ? Y a-t-il une providence Démon comme il y a
une providence Dieu ? Nous posons la question sans la résoudre.
5 Gwynplaine
était un saltimbanque.
Il se faisait voir en public.
Pas
d' effet comparable au sien.
Il guérissait les hypocondries1 rien qu'en se
montrant.
[ ...
]
C'est en riant que Gwyn plaine faisait rire.
Et pourtant il ne riait pas.
Sa face riait, sa pensée non.
I..:espèce de visage inouï que le hasard ou une
10 industrie bizarrement spéciale lui avait faço nné, riait tout seul.
Gwyn plaine
ne s'en mêlait pas.
Le dehors ne dépendait pas du dedans.
Ce rire qu'il
n'avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche,
il ne pouvait l'en ôter.
On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage.
C'était un rire automatique, et d'autant plus irrésistible qu'il était pétrifié.
I5 Personne ne se dérobait à ce rictus.
Deux convulsions de la bouche sont
communicatives, le rire et le bâillement.
Par la vertu de la mystérieuse
opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties.
»
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