Guy de MAUPASSANT: « Farce normande » (Contes de la bécasse)
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la noce.
Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d'anciens couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dit en peau de taupe ; les plus humbles étaient couronnés de casquettes. Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume. Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi. La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes. Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour. Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de pauvres, curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette odeur qui grise comme de l'absinthe.
Vous ferez de ce texte un commentaire composé que vous organiserez à votre gré. Vous pourrez par exemple étudier comment, par le jeu des sensations, des images et des rythmes, l'écrivain confère humour et intensité poétique à cette évocation d'une noce de campagne.
I. Le réalisme de la description d'une noce - la campagne normande - le cortège - les éléments de la fête
II. La distance humoristique - un cortège ridicule - le regard des animaux
III. La perception de l'artiste - la synesthésie du poète - le peintre impressionniste
«
en entrait toujours » (l.
26).
La description des participants se fait par masses : « toutes les femmes » (l.
10) sansdistinction ; « les hommes » au second paragraphe sont répartis en trois groupes, sans pour autant que l'on puissedistinguer les individus.
Maupassant ajoute au cortège bon nombre « de gamins et de pauvres » (l.
27-28) surgisdes fossés.L'importance de la fête est notée par le repas d'abord, signe symbolique de la noce de campagne ; tous convergentd'ailleurs vers ce lieu qui embaume l'odeur de festin.
Ce qui importe dans ce banquet, ce n'est pas la qualité de lanourriture, mais sa quantité, comme le soulignent le terme familier « mangeaille » (l.
21) et l'odeur « épaisse » (l.
21)qui s'échappe de la maison.
L'atmosphère de fête tient aussi aux accessoires, choisis pour l'occasion : « hautschapeaux de soie luisants » des hommes ou « châles lâchés dans le dos » (l.
6 et 10) des femmes.
Elle tient enfin,dans les dernières lignes du texte, à des débordements de joie, tels ces coups de fusil qui « ne cessaient pas,éclatant de tous les côtés à la fois » (l.
28-29).Néanmoins Maupassant pose un regard amusé sur ces Normands endimanchés qui vont faire bombance et lasolennité de la fête est atténuée par un certain recul ironique.
Le premier élément de distance que l'on peut constater est l'animalité des invités puisque le cortège est assimilé àun « serpent (l.
24) monstrueux lorsqu'il « s'allongeait à travers la cour » (l.
24-25).
L'anonymat des convivesautorise plus facilement la comparaison.
« Gamins et pauvres » dont les fossés sont « garnis » comme un théâtre,sont « curieux » (l.
28) et observent les opérations avec un regard extérieur.
C'est ce même regard extérieurqu'adopte le narrateur qui décèle le ridicule des hommes dont les chapeaux prêtent à sourire : les hauts-de-formesemblent « dépaysés en ce lieu » (l.
7) ; les autres couvre-chefs ressemblent à de la « peau de taupe » (l.
8),animal peu noble s'il en est.
L'ironie n'épargne pas les plus modestes des invités qui sont « couronnés de casquettes» (l.
9) ; l'oxymore, entre la modestie de la casquette et la solennité du participe « couronnés », met en évidence lafierté mal placée de ces hommes endimanchés.
D'autre part, la noce suggère une attitude digne de la part deshommes qui « redevenaient graves en approchant du repas » (l.
5) ou des femmes qui tiennent leurs châles « surleurs bras avec cérémonie » (l.
11) ; cette gravité convient mal à la débauche qui s'annonce dans la fin du texte.En second lieu, Maupassant fait regarder la procession par les animaux eux-mêmes, et ce, dès l'ouverture du texte :« des veaux qui regardaient de leurs gros yeux...
le mufle tendu vers la noce » (l.
2-4).
Par un effet subtil, lelecteur devient lui aussi un veau qui regarde le déroulement du cortège proposé dans le paragraphe suivant ; c'estdonc aussi de nous que l'on se moque gentiment.
Comme les veaux qui restent debout d'étonnement, la basse-courest surprise par les châles dont « l'éclat semblait étonner » (l.
12-13) poules, canards et pigeons.
Là encore, leregard du narrateur se double de celui, surpris, des animaux.
Peut-être peut-on suggérer aussi une parenté denature entre les volailles et les femmes dans cette association du troisième paragraphe.
Au-delà des animaux, c'estla campagne entière qui réagit avec des émotions humaines : « Tout le vert...
semblait exaspéré » (l.
15-16).
Cettenoce paraît totalement incongrue parce qu'elle bouleverse l'équilibre du cadre.
L'odeur de nourriture qui s'échappe «du vaste bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes » (l.
22-23) exagère d'ailleurs l'ampleur del'événement, de la même manière que ces coups de fusil qui « ne cessaient pas » (l.
28).
Ces amplifications sont lesigne de la distance amusée que prend le narrateur.Pourtant, à côté de cet aspect humoristique, le texte est marqué du sceau d'une sensibilité d'artiste qui associe lesnotations du poète et les sensations du peintre.
La longueur et le rythme des phrases ainsi que la répartition des paragraphes tendent à faire de ce texte un quasi-poème en prose.
A la longue phrase paisible qui constitue le premier paragraphe, succèdent deux paragraphes dechacun deux phrases : « Les hommes...
», « Toutes les femmes » Les deux derniers paragraphes accusent uneprogression : deux phrases dont une longue dans le cinquième paragraphe, puis trois phrases de longueur croissantedans le sixième.
Le quatrième paragraphe occupe une place à part, dans la mesure où il sort de la narration pourproposer, en une unique phrase, une appréciation sensorielle, un jugement esthétique sur lequel nous reviendrons.Ainsi, l'équilibre de la marche est-il relayé par celui de la syntaxe.
Le regard de « poète » apparaît également dans letraitement subjectif que le narrateur fait subir au spectacle ; la réalité suggère autre chose qu'elle-même, ce donttémoignent les termes d'appréciation : « semblait » ou « semblaient » (l.
16 et 7), « paraissait » (l.
19), « on auraitdit » (l.
8) et « Une sorte de » (l.
20).
D'autre part, il est à noter comment le texte se résout, après l'ordrequ'imposait le cortège, en un feu d'artifice : les invités, une fois arrivés, « s'éparpillaient » (l.
26) et les coups defeu éclatent « de tous les côtés à la fois » (l.
29).Mais l'élément le plus important de cette poétisation est peut-être le phénomène de la synesthésie : le narrateurfond en une seule sensation les différentes perceptions sensorielles, dans les deux derniers paragraphes du textesurtout.
La fumée du repas associe odeur et toucher puisqu'elle est « épaisse » (l.
21) ; le bruit des fusils a deseffets visuels et olfactifs : « mêlant à l'air une buée de poudre et cette odeur » (l.
29-30) ; l'odeur de poudre elle-même est associée, par la comparaison, à une sensation gustative : « odeur qui grise comme de l'absinthe » (l.
30).Le verbe « griser » d'ailleurs contient en soi l'ivresse mais aussi, involontairement, la couleur de la poudre.Le poète est peut-être ici surtout un peintre (on sait que Maupassant était très lié aux Impressionnistes).
Lequatrième paragraphe est à cet égard significatif : en effet, il est le seul à formuler un jugement esthétique au lieude raconter ou de décrire.
Il est aussi au centre exact du texte, et en constitue le pivot.
Il opère la synthèse,malgré le manque d'harmonie qu'il met en relief, entre le cadre des prairies normandes et le cortège, par le seul jeudes couleurs : « Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres » (l.
15) s'oppose à la « pourpre » (l.16) des châles.
Tel un peintre, Maupassant sait combien les couleurs se trouvent transformées les unes au contactdes autres lorsqu'elles sont « voisines » (l.
17).
Le mot « pourpre », d'un registre élevé, reprend les trois adjectifs,placés en ordre croissant, du paragraphe précédent : « rouges, bigarrés, flamboyants » (l.
12).
Cette couleur rougeest définie par sa profondeur (« pourpre ») mais aussi par sa luminosité chaude : « l'éclat » (l.
12), « flamboyants »(l.
12), « ardente » (l.
16).
L'association de la lumière et de la chaleur, le feu de cette couleur, vient en écho del'éclat et de la chaleur du soleil : « le feu du soleil de midi » (l.
17-18).
Paradoxalement, les couleurs ne peuvent plus.
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