Gustave FLAUBERT, « L'Éducation sentimentale », 3e partie — Chap. 1
Publié le 20/02/2011
Extrait du document
Au mois de juin 1848 Frédéric Moreau, le héros de L'Éducation sentimentale, et sa maîtresse Rosanette font un séjour à Fontainebleau. Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s'avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d'anguilles dans un compotier en terre de pipe', du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion. Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel. Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge. Le ciel d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit d'une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l'eau secouait légèrement des perches plantées au bord pour tenir des filets ; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d'un puits ; - chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne. Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme.
Gustave FLAUBERT, « L'Éducation sentimentale «, 3e partie — Chap. 1
Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourriez, par exemple, étudier les éléments de la description, ainsi que le jeu des différents regards (personnages, narrateur, lecteur).
• Flaubert = réalisme ? • Réalisme : mouvement esthétique basé sur l'observation méthodique du réel. • D'abord des peintres (Courbet). • Flaubert affirme aussi : « 11 y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un épris de gueulades, de lyrisme [...], un autre qui creuse et fouille le vrai [...]. « • Or dans L'Éducation sentimentale dont ce passage est un extrait, c'est d'abord le jeune homme romantique Frédéric qui est présenté (ce devrait donc être le « moi [...] lyrique « de Flaubert.) • Ici : épisode amoureux avec une jeune femme facile, une « lorette « ou demi-mondaine, Rose-Annette, dite Rosanette rencontrée d'abord à un bal. • Or si Frédéric est en partie Flaubert et si le jeune homme est dans cet épisode en pleine vague d'« illusion «, très teintée d'un « romantisme rebouilli « (Flaubert),... • ... Le romancier, lui, très lucide, prend ses distances ; son regard remet d'aplomb ce que croit voir Frédéric et nous permet, à nous lecteurs, de voir juste à notre tour.
«
• même peinture très extériorisée de l'habillement, qui est l'accompagnement du portrait-tête.Deux précisions vestimentaires : le tissu, léger, « robe de foulard » ; la garniture, peu recherchée, des «manchettes tout unies » ; une couleur : « écru »; l'ensemble est d'ailleurs en clair et foncé-léger (camaïeu debrun/beige).• Le seul détail sur le corps est ce qui complète souvent les portraits de figures : l'attache du cou, ici « épaules unpeu tombantes », fréquentes dans la mode romantique.• Bref ensemble agréable, mais sans âme.• Car la vie ne réside pas dans le visage, mais dans les « mains » qui font partie d'un deuxième tableau, une...• ...
sorte de nature morte, un repas.
• Les commentateurs de L'Éducation sentimentale (ils sont légion !) ont souvent noté l'appétit, la fringale deRosanette.• Elle est en tout cas présentée devant un repas plutôt lourd : poulet, matelote d'anguilles, vin...• ...
et s'y active, en personne qui s'y intéresse.« Ses deux mains découpaient/versaient à boire,/s'avançaient sur la nappe.
» Les coupes et asyndètes entre lestrois verbes ne laissent pas les actions languir.• C'est entre ces deux premiers tableaux que se placent Frédéric et son...
amour.
Les jeunes gens jouent à l'amour,rêvent de « lune de miel ».
Comme dans les premiers contacts amoureux Emma Bovary-Léon, tout est plutôt négatif,mais avec « l'illusion » que tout est positif.
Il s'agit d'ailleurs de « plaisir » non d'« amour ».
— L'amour vrai, le seulpour Frédéric sera Mme Arnoux.• Romantique ou pseudo-tel a été ce repas de guinguette.• Romantique ou pseudo-telle va être également la promenade sentimentale qui suit.• B.
...
Elle est présentée elle aussi en description précise qui constitue un 3e tableau : un extérieur, un paysage.(3e §).• Paysage à la fois clos comme leur intrigue qui ne voit pas loin, cf.
« arrondi comme un dôme » et doux : « ciel d'unbleu tendre », comme cet amour léger sur lequel Frédéric veut se leurrer et penser qu'il durera « jusqu'à la fin de sesjours ».• Comme le portrait était en teintes un peu éteintes, le paysage n'est pas éclatant.• Les lignes y sont molles : « dôme, sinuosité, se penchaient ».
Rien ou presque ne rejaillit.
Tout est tempéré, unpeu terne.
A l'image de cet...
amour ?• A la limite, c'est même banal, un peu, : « ciel » obligatoirement « bleu », forêt « à l'horizon » = fond ; « prairie » «en face », « village » avec « clocher » = traditionnels; « tache rouge» non moins attendue du « toit d'une maison »; « rivière » dont le cours est obligatoirement « sinueux »; au bord : les « joncs » comme il se doit, et lesinstruments de pêche : « perches, filets, nasse d'osier ».
Rien ne manque, pas même les petits bateaux dans uncoin du tableau : « deux ou trois vieilles chaloupes », un rappel de « l'auberge » et le « puits » de service !• Bref paysage plutôt plat, là encore sans âme, sans la moindre intensité.• Banale est la promenade comme banal le paysage, comme banal l'amour qui n'est qu'apparence...• ...
mais en même temps doux, apparemment « naturel », alors que Frédéric le croit naïvement — ouinconsciemment veut le croire — « inhérent à sa vie...
»
II.
Le jeu des différents regards.
• Car (1) c'est d'abord avec les yeux de Frédéric que tout est présenté.
Or il n'est qu'a illusion » (2).A.
(7) • Sa vision se réduit égocentriquement à ce qui est leur simulacre d'amour et qu'il veut VOIR (8) amour.• La seule personne étrangère à ce couple citée est « une fille en chapeau de paille » (article indéfini) (3) quisemble n'être présente que parce qu'indirectement, elle contribue de façon parfaitement étonnante au leurre deFrédéric.
N'éprouve-t-il pas une « jouissance inexprimable » à entendre le « grincement » du seau ?
• Seule marque de présence humaine à l'auberge « on » (3), dans « On leur servit...
»• Cadre champêtre semble aussi conçu pour eux, selon la meilleure tradition romanesque.
Ils se meuvent au ,entre,les « bois » formant limite, derrière, et la Seine frontière, devant : sorte d'île d'isolement.• Tous les éléments, apparemment insignifiants contribuent à créer cette impression d'univers doux mais clos :« ciel bleu tendre, arrondi comme un dôme » : limite en hauteur.• Tout est donc évoqué par Frédéric dans l'optique d'un bonheur amoureux, d'une vie consacrée à l'être aimé, derepli vers lui (vision symbolique des « joncs qui penchaient » ? (4))• Il voit le paysage comme il désire le voir : ce n'est pas la nature qui est en accord avec ses sentiments, mais luiqui l'accorde dans le sens voulu.• Ainsi il semble vouloir arrêter et fixer son illusion d'amour, c'est pourquoi la Seine « semblait immobile », alors quel'eau représente habituellement le Temps qui s'écoule.
Id.
: « L'eau [ne] secouait [que] légèrement » (5)...
Cetteillusion concernant l'immobilité apparente de l'eau correspond-elle à un désir de vie au ralenti ? désir de la ralentirpour faire durer ces bons moments ? (4)• En tout cas, pendant l'idylle de Fontainebleau, on s'égorge à Paris ! (révolution de 1848).• Même désir de se leurrer, de tout colorer volontairement, dans le repas de l'auberge.
La nourriture et le confortsont fort médiocres : « vin râpeux, pain trop dur », la présentation mauvaise : « poulet avec les quatre membresétendus », « couteaux ébréchés », la vaisselle grossière : « compotier en terre de pipe ».
Or pour se donner l'illusionde l'agréable, il faut imaginer une situation exotique, donc étonnante et de ce fait attirante qui justifierait lesinsuffisances : « Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage en Italie » : ce pluriel « ils » continue à représenterle seul regard de Frédéric, Rosanette étant intégrée en objet dans sa vision..
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