GRACQ Julien : sa vie et son oeuvre
Publié le 15/12/2018
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GRACQ Julien, pseudonyme de Louis Poirier (né en 1910). Pour un lecteur non averti, un récit de Gracq, où répétitions et piétinements jalonnent un univers sans surprise, risque de paraître ennuyeux. Or l’absence d’événements intrigue, force l’attention, puis finit, insensiblement, par provoquer un véritable choc en retour qui ne cesse de solliciter l’esprit et l’imagination. Dans la littérature contemporaine, Julien Gracq se signale en ce qu’il ose parler, vraiment parler, sur un ton reconnaissable maintenant entre tous, « le ton — si important, bien plus important encore pour un écrivain que la beauté des images —, le ton qu’il a pour nommer certaines choses qui vraiment lui sont données, à lui exclusivement » (« les Yeux bien ouverts »).
Un témoin du siècle
Très éloigné des cercles littéraires et des parades mondaines, Julien Gracq donne de lui une image qui n’est assurément pas celle d’un écrivain vedette. Refusant la diffusion de ses ouvrages en livres au format de poche, il est resté fidèle à l’éditeur José Corti, dont la devise prévient le lecteur, dès la page de titre, que l’œuvre abordée n’a « rien de commun ». Animé par le sentiment très fort du « Ne me touchez pas! » (partagé d’ailleurs par certains de ses personnages), Gracq ne cherche pas à communiquer et ne prétend faire rien d’autre que « tout bonnement » écrire. De son premier récit. Au château d'Argol (1938), il souligne la « médiocre aptitude [...] à être mis entre toutes les mains ». L’œuvre de Gracq a ceci de commun avec la pièce de Kleist, Penthésilée, qu’elle ne s’attache pas plus à signifier avec précision qu’à délivrer un message. A peine s’en approche-t-on, cependant, qu’on y trouve une vibration et une lumière qui sont les signes de notre propre nostalgie.
L’attitude hautaine, distante et pleine de retenue de cet écrivain est la conséquence d’une prise de position concernant, indissolublement, l’homme et le monde, la littérature et la vie. Gracq cherche à protéger sa fragilité et son originalité en affichant une fierté qui n’est pas vanité, mais respect de son lecteur et conscience de son art. A la fois à l’écart et profondément engagé dans le siècle, Julien Gracq reste volontairement insaisissable. C’est qu'en littérature il y va, pour lui, de l’homme même. Pour éviter de se laisser dévorer par sa propre statue, l’artiste, tel que le conçoit l’auteur d'André Breton, doit constamment brouiller les pistes, donner le change et « entretenir l’équivoque ».
C’est ainsi que Gracq sans cesse avance et recule, fuyant tout étiquetage. Romancier, il offre en 1947 un petit recueil de poèmes, Liberté grande, sous-titré alors « poèmes en prose »; auteur dramatique, en 1948, une pièce de théâtre qui sera jouée l’année suivante, le Roi pêcheur, inspirée de la légende du Graal. Trois romans, largement espacés dans le temps, poursuivent l’élaboration d’un univers particulier : Un beau ténébreux (1945), le Rivage des Syrtes (1951), Un balcon en forêt (1958). Parallèlement, Gracq écrit des poèmes, des notes critiques, des souvenirs de voyages, qui sont recueillis respectivement dans l’édition collective de Liberté grande (1958) et dans les deux volumes de Lettrines (1967, 1974). Il publie de courts récits : la Presqu'île (1970), qui contient « la Route », « la Presqu’île » et « le Roi Cophetua », les Eaux étroites (1976),
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Un témoin du siècle
Très éloigné des cercles littéraires et des parades mon
daines, Julien Gracq donne de lui une image qui n'est
assurément pas celle d'un écrivain vedette.
Refusant la
diffusion de ses ouvrages en livres au format de poche,
il est resté fidèle à l'éditeur José Corti, dont la devise
prévient le lecteur, dès la page de titre, que l'œuvre
abordée n'a« rien de commun >> .
Animé par le sentiment
très fort du « Ne me touchez pas! >> (partagé d'ailleurs
par certains de ses personnages), Gracq ne cherche pas à
communiquer et ne prétend faire rien d'autre que « tout
bonnement » écrire.
De son premier récit, Au château
d'Argol (1938), il souligne la « médiocre aptitude [ ...
] à
être mis entre toutes les mains».
L'œuvre de Gracq a
ceci de commun avec la pièce de Kleist, Penthésilée,
qu'elle ne s'attache pas plus à signifier avec précision
qu'à délivrer un message.
A peine s'en approche-t-on,
cependant, qu'on y trouve une vibration et une lumière
qui sont les signes de notre propre nostalgie.
L'attitude hautaine, distante et pleine de retenue de
cet écrivain est la conséquence d'une prise de position
concernant, indissolublement, l'homme et le monde, la
littérature et la vie.
Gracq cherche à protéger sa fragilité
et son originalité en affichant une fierté qui n'est pas
vanité, mais respect de son lecteur et conscience de son
art.
A la fois à l'écart et profondément engagé dans le
siècle, Julien Gracq reste volontairement insaisissable.
C'est qu'en littérature il y va, pour lui, de l'homme
même.
Pour éviter de se laisser dévorer par sa propre
statue, l'artiste, tel que le conçoit l'auteur d'André Bre
ton, doit constamment brouiller les pistes, donner le
change et « entretenir l'équivoque».
C'est ainsi que Gracq sans cesse avance et recule,
fuyant tout étiquetage.
Romancier, il offre en 1947 un
petit recueil de poèmes, Liberté grande, sous-titré alors
« poèmes en prose »; auteur dramatique, en 1948, une
pièce de théâtre qui sera jouée l'année suivante, le Roi
pêcheur, inspirée de la légende du Graal.
Trois romans,
largement espacés dans le temps, poursuivent l'élabora
tion d'un univers particulier : Un beau ténébreux (1945),
le Rivage des Syrtes (1951), Un balcon en forêt (1958).
Parallèlement, Gracq écrit des poèmes, des notes criti
ques, des souvenirs de voyages, qui sont recueillis res
pectivement dans l'édition collective de Liberté grande
(1958) et dans les deux volumes de Lettrines (1967,
1974).
Il publie de courts récits : la Presqu'île ( 1970),
qui contient «la Route>>, «la Presqu'île>> et «le Roi
Cophetua », les Eaux étroites (1976), la Forme d'une
ville (1985).
Son ac ti vi té de lecteur et de critique engen
dre une série de textes sur la littérature : présentations
d'auteurs, dont la plus célèbre est publiée à part (André
Breton, quelques aspects de l'écrivain, 1948), et
réflexions sur l'écrivain et 1' écriture réunies dans Préfé
rences (1961) et dans En lisant, en écrivant (1981).
Diversité foisonnante de l'œuvre donc, qui montre
une liberté d'allure à laquelle Gracq est fortement atta
ché.
Lecteur qui ne se préoccupe jamais de justifier ses
goûts, il pourrait reprendre à son compte la phrase de
Christel dans Un beau ténébreux : « Ce que j'aime, je ne
sais pas pourquoi je l'aime.
Sinon que tout à coup cela
s'offre à moi ainsi >>.
Significative est la démarche créa
trice de Gracq qui avance dans son récit sans plan prééta
bli, «à l'aventure».
C'est pourquoi chacun de ses
romans, de ses poèmes, ou de ses textes critiques,
invente sa propre forme.
Gracq n'ayant souci de respec
ter ni règles traditionnelles ni programme (l'attachement
au surréalisme, par exemple, ne prend jamais dans son
œuvre l'aspect d'une allégeance même ambiguë), son
récit progresse au fil des mots et des tableaux, semble
perdre une unité que l'auteur, en toute confiance, laisse
le lecteur retrouver : « On se préoccupe trop, dans le roman,
de la cohérence, des transitions.
La fonction de
l'esprit est, entre autres, d'enfanter à l'infini des passa
ges plausibles d'une forme à l'autre.
C'est un liant iné
puisable».
La liberté fonde l'écriture de Gracq, qui se
réclame, à cet égard, de deux figures tutélaires : Rimbaud
et Breton.
Dans tous les textes de Gracq naissent des
images qui s'enchaînent avec «la désinvolture des
décharges électriques >> (André Breton).
Contrairement à
l'image cinématographique, qui exclut tout ce qui n'est
pas elle-même, « le mot, pour un écrivain, est avant tout
tangence avec d'autres mots>> (Lettrines 2).
L'écriture a
pour fonction essentielle d'éveiller des émotions.
Aussi
le roman de Gracq est-il un monde de résonances et de
vibrations.
De là ce désir de faire passer de« l'estomac >> au cœur
le centre vivant de la littérature.
Dans un article de 1950
(«la Littérature à l'estomac»), Gracq reprochait vigou
reusement aux Français de déléguer leuF liberté de lec
teurs aux critiques officiels et aux lauréats des prix litté
raires, qui restent ainsi seuls habilités à authentifier
l'œuvre d'art, cette dernière sombrant immédiatement
dans les eaux troubles du commerce le plus avide.
La
charge était sévère.
Le jury Goncourt, qui n'y vit pas
malice ou qui voulait peut-être ramener au troupeau la
brebis récalcitrante, décerna son prix à Gracq l'année
suivante pour le Rivage des Syrtes.
Gracq, étonné, refusa,
aidé dans son attitude intransigeante par le désintéresse
ment de son éditeur.
Il n'avait pourtant cessé de répéter
que seule l'émotion éprouvée à la lecture d'un livre peut
être gage de valeur, fondant du même coup en «société
secrète >> le public de l'écrivain et donnant à celui-ci son
statut : «C'est par elle seule qu'il est, s'il est quelque
chose>> .
La richesse du monde
Puisque la lecture, comme 1 'écriture, est acte d'amour,
on ne peut parler d'une œuvre que dans la perspective
d'une «critique de sympathie>> (André Breton), à l'op
posé d'une critique asséchante et mutilante qui,
« croyant posséder une clé>> , s'emploie à disposer l'œu
vre «en forme de serrure » (Lettrines).
Un livre ne tient
pas du squelette mais de l'organisme producteur, d'au
tant plus complexe qu'il ne vit que de la mort des autres
livres possibles, abandonnés par l'écrivain à chaque
ligne.
« Toute œuvre est un palimpseste -et, si l'œuvre
est réussie, le texte effacé est toujours un texte magi
que », dit Allan dans Un beau ténébreux.
Création et réflexion, poésie et commentaire, richesse
surabondante de la vie et énergie magnétique du langage,
tout se lie étroitement chez Julien Gracq.
L'auteur,
comme ses personnages, recherche ces moments d'élec
tion, ces découvertes bouleversantes, où le monde se
donne autrement à qui sait le voir.
Une syntaxe « naturel
lement observée>>, selon le mot de Breton, l'emploi de
mots rares ou archaïsants, 1' étrangeté des noms donnés
aux personnages, le procédé du soulignement, qui lave
le mot des scories de la banalité, l'absence fréquente de
complément, qui évite de fermer trop rapidement ce qui
doit rester ouvert, permettent à la phrase de Gracq de
dérouler longuement ses vagues, de rebondir, de s'ampli
fier jusqu'à devenir une chambre d'échos suggérant le
mariage , qui seul magnifie la
vigueur de .
Gracq repose, d'une
œuvre à 1' autre, la question de Breton, la « question que
personne encore au monde n'a pu jamais laisser sans
réponse, jusqu'à son dernier souffle» : « Qui vive? » (le
Rivage des Syrtes)..
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