GOBINEAU Joseph Arthur, comte de : sa vie et son oeuvre
Publié le 13/12/2018
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GOBINEAU Joseph Arthur, comte de (1816-1882). Écrivain et diplomate. Longtemps, Gobineau fut supplanté par le gobinisme; punition d’une amère ironie pour cet esprit qui aspirait aux systèmes mais manquait d’assises théoriques et de rigueur pour y parvenir. De son vivant déjà, ses prétentions à l’ethnologie et à la linguistique faisaient sourire les véritables savants; il a fallu qu’après sa mort des idéologues plus ignorants que lui, l’associant au nazisme, assurent à son nom une funeste gloire... On savait, certes, qu’outre l'Essai sur l'inégalité des races humaines Gobineau avait écrit un roman d’inspiration stendhalienne, les Pléiades, et des nouvelles que certains contemporains plaçaient à côté de celles de Voltaire et de Mérimée; mais on préférait soit les oublier, soit en opposer l’aimable fantaisie à l’abjecte inspiration de l’Essai. Le théoricien et le conteur sont pourtant un même homme. Une enfance difficile, voire cruelle, leur a servi de creuset.
Un chevalier errant
Quand il « monte » à Paris, ce jeune homme de dix-neuf ans, qui s’appellera comte de Gobineau pour les besoins de son mariage et de sa carrière, peut compter sur l’appui d’un vieil oncle atrabilaire et de quelques lettres de recommandation; mais il traîne un lourd passé. Sa mère, volage et mythomane, a eu maille à partir avec la justice (du moins sa fuite en Suisse a-t-elle offert sa première expérience cosmopolite au jeune Arthur); elle est la maîtresse du précepteur de ses enfants, et, quand il paradera dans les salons parisiens, Gobineau ne pourra totalement renier une sœur adultérine qui est née de leur union. Quant à son père, obscur officier légitimiste qui ronge son frein après 1830, il le considère comme un médiocre et ne prend guère de gants pour le lui faire savoir. Cette famille peu reluisante l’a sans doute privé d’épouser la jeune fille qu’il aimait (on ne se remet jamais de telles blessures); pourtant il bataille ferme, se pousse du col, compose des vers, fréquente le monde de la presse au point d’écrire des articles de politique
étrangère. Quand il se marie, à trente ans, il n’est guère qu’un feuilletoniste; trois mois plus tard, il est l’auteur de Mademoiselle Irnois, mais peu s’en avisent. Trois ans encore et Tocqueville, ministre des Affaires étrangères sous la IIe République, le nomme chef du cabinet : enfin, la fortune lui sourit.
En 1851, il a terminé le premier volume de V Essai sur l'inégalité, mais ses lettres à Caroline, sa sœur légitime, témoignent chez lui d’un intérêt déjà ancien pour le blason et les sciences — ou les chimères — qui en dérivent. Quand l’ouvrage paraît au complet, en 1855, il est en mission en Perse; cet amoureux des Mille et Une Nuits dépêché au berceau de l’aryanisme est aux anges. Ses « trois ans en Asie » lui inspireront un merveilleux récit de voyage. Mais quand il retourne en Perse, en 1862, avec le titre de ministre de France, le temps de la désillusion a commencé. Quatre années passées à Athènes (1864-1868) l’ouvriront pourtant à la tendresse et au romanesque (Zoé et Marie Dragoumis, les « sœurs athéniennes », qui lui inspirent plus que de l’affection, sont pour beaucoup dans ce changement). Là-bas, il apprend la sculpture et, sans le savoir, le roman. Au voyage à Naxie de 1867 nous devrons « Akrivie Phrangopoulo », le plus accompli des Souvenirs de voyage. A son retour en France, quand son Histoire des Perses est enfin sur le point d’être publiée (1869), il s’avoue lassé de l’Orient, où s’étaient cristallisés tous ses espoirs de jeunesse.
Il accepte à contrecœur un poste à Rio, mais sa santé se détériore, et, en mai 1870, il lui faut rentrer en France. Il vit la Commune dans l’attente d’un autre poste. Finalement, il obtient Stockholm. Il y rencontre la comtesse de La Tour. Un « pacte » secret contient dans de sages limites son amour pour cette belle jeune femme, mais c’est sous son influence que les Pléiades, commencées comme un pamphlet, s’achèveront comme un hymne à l’amour fou. La Renaissance (scènes historiques) lui est dédiée. Entre-temps, les Nouvelles asiatiques ont sonné comme un dernier adieu à l’Orient. C’est le Viking qui, fidèle aux obsessions de sa jeunesse, travaille à l'Histoire d’Ottar Jarl. Le livre débute avec le dieu Scandinave Odin et s’achève avec Joseph Arthur de Gobineau; entre les deux, quatre cents pages d’une irréfutable filiation. Si les œuvres littéraires connaissaient le succès à raison de leur délire, Ottar Jarl serait un monument de notre littérature; encore faut-il qu’elles soient lisibles. On en dirait presque autant d'Amadis, immense poème épique où Gobineau confirme à longueur de vers sa nostalgie du Moyen Âge. En 1877, cet esprit frondeur, qui n’a réussi qu’à moitié sa carrière, est mis à la retraite par Decazes; les vieux jours seront difficiles. Il a rompu avec sa femme et ses filles. Seules le réchauffent l’affection de la comtesse de La Tour, l’amitié de Richard et Cosima Wagner. Wagner a été séduit le jour où il a rencontré ce grand vieillard maigre qui maudissait Cervantès d’avoir ridiculisé Don Quichotte. Ballotté entre les domiciles de ses derniers amis, entre Bayreuth, l’Auvergne et l’Italie, de plus en plus enfoncé dans le Moyen Âge au point d’ébaucher un recueil de Nouvelles féodales, il meurt presque aveugle, sur un quai de la gare de Turin. Ses derniers mots, d’une écriture tremblée, illisible, sont pour la comtesse de La Tour et pour sa fille.
Le prophète de l'Apocalypse
L’enfance et la formation intellectuelle de Gobineau sont mal connues. Charles de La Coindière, son précepteur, lui enseigna l’allemand et peut-être l’initia aux langues orientales; or nous ignorons tout de ce personnage clé, que Gobineau qualifiera plus tard d’« imbécile ». Le sentiment prévaut que Gobineau apprit une foule de choses, mais sans méthode. A Paris, sa frénésie de savoir est celle d’un autodidacte. L’étonnant est en somme qu’avant quarante ans il ait produit un ouvrage aussi considérable que l'Essai sur l'inégalité des races humaines.
Au départ de V Essai : la constatation que « toute agglomération d’hommes et le mode de culture intellectuelle qui en résulte doivent périr ». De cette mort, le mélange des races est le seul responsable. La race blanche, notamment, paie cruellement ses vertus civilisatrices puisque, à s'étendre partout, elle s’est d’autant plus corrompue. Consommé depuis longtemps (depuis le fond du Moyen Âge, semble-t-il), le métissage est irréversible. Nous mourrons : la seule dignité consiste à le savoir. Les idées de Gobineau n’offraient rien de très original à leur époque. On lui reprocha plutôt (Tocqueville, par exemple) d’avoir poussé son système des races jusqu’à réfuter le monogénisme, pierre angulaire du christianisme (dont l'Essai nie au demeurant les qualités civilisatrices). Chrétien, Gobineau le sera de moins en moins : les rancœurs s’accumulant, il ira plus tard jusqu’à refuser une âme aux victimes de son mépris.
Que Gobineau ne fût pas « raciste » au pire sens du mot, on en trouve souvent la preuve dans les singularités qu’il attribue à chaque race. Âinsi la sensualité des Noirs les prédispose-t-elle, selon lui, à la danse et à la musique, au point que l’élément « mélanien » est nécessaire, chez les Blancs, à l’éclosion d’un talent artistique; mais même en art, il appartient à la raison et à l’énergie, privilège des Blancs, de donner forme aux chefs-d’œuvre. Sans parler des vertus de gouvernement, bien évidemment réservées à l’élément aryen. Bref, si toutes les spécificités raciales s’altèrent au métissage, les « grands » ont plus à y perdre que les « petits ». L’histoire nous montre, au total, que « toute civilisation découle de la race blanche, qu’aucune ne peut exister sans le secours de cette race ».
Isolées, certaines formules de Gobineau donnent le frisson (« Ce qui n’est pas germain est créé pour servir », lit-on dans son poème « Manfredine »). Mais en Allemagne même, Gobineau ne trouvait plus depuis longtemps âme qui fût germaine. Désabusé jusqu’au désespoir, il
ne pouvait servir de caution à une tentative de régénération par la race. Pour résumer, il serait absurde de rouvrir le procès de Gobineau : le racisme est du reste présent dans l’œuvre de Balzac, de Nerval et de bien d’autres. Mais on ne peut méconnaître que Gobineau seul, parmi les écrivains romantiques, tenta à ce point d’ériger en système une opinion répandue. On ne peut davantage jeter le voile sur des professions de foi qui sentent le soufre, sous prétexte que des esprits malhonnêtes en ont fait un mauvais usage.
Le temps passant, il semble que Gobineau ait voulu à la fois radicaliser son système et en préserver quelques êtres d’exception, au premier rang desquels lui-même. Ce difficile équilibre aboutira aux Pléiades, qui attribuent à « une combinaison mystérieuse et native » le fait que « trois mille à trois mille cinq cents cerveaux bien faits et cœurs bien battants » peuplent encore la planète. Les « fleurs d’or » écloses pendant la Renaissance répondent en principe à une loi moins hasardeuse; en principe, car Gobineau ne nous convainc guère de l’ascendance aryenne des grands hommes de cette époque. On peut seulement s’étonner qu’en bousculant la rigueur des lois de la filiation, Gobineau demeure aussi conformiste. Les « Pléiades » proviennent « de toutes nations possibles » : mais le roman consacre d’abord un Allemand, un Anglais et un Français. Et dans la Renaissance, plutôt que de réviser l’histoire traditionnelle des civilisations à la lumière de ses théories, Gobineau préfère découvrir à tout prix une dominante aryenne aux civilisations consacrées. Alors même que les Aryens se seraient partout fondus dans des mélanges, c’est bien le déclin de l’Occi-dent qui continue d’obséder en priorité ce penseur de l’universel.
La présence d’un Français parmi les « Pléiades » a pourtant de quoi surprendre. Car s’il est une nation qui illustre l’idée de « dégénération », c’est bien la France. La vue des « blouses sales » en 1848 avait accusé l’aigreur de Gobineau (« Jusqu’à ce temps-là, je ne savais pas ce que je voulais »). A plus forte raison la défaite de 1870 : Ce qui est arrivé à la France en 1870 est un constat auquel il faut bien reconnaître une cruelle lucidité. Arrive la Commune : versaillais et communards sont englobés par Gobineau dans le même mépris. Paris, véritable « Babel », « boue physique et morale », attise le plus fort de sa haine; rien d’étonnant que la Troisième République française et ce qu'elle vaut (pub. en 1907), dédiée aux provinces, prêche pour une vraie décentralisation. Que vient donc faire le Parisien Louis Laudon dans le concert des « Pléiades »? On est tenté de répondre : légitimer les prétentions de son auteur. Celui-ci va du reste pousser plus loin son entreprise de justification personnelle dans Ottar Jarl, dont la rigueur maniaque contredit les sauvetages aléatoires des Pléiades. Obsédé par l’obscurité de sa naissance, Gobineau n’a eu de cesse qu’elle ne fût justifiée; ainsi ce théoricien qui pâtit de son universalité était-il d’abord le plus égotiste de nos écrivains romantiques.
Le « spécialiste » de l'Orient
Gobineau n’a pas échappé à la mode de l’Orient; qu’il se soit très tôt initié au persan témoigne pourtant d’un penchant particulier. « Il ne rêvait que mosquées et minarets, se disait musulman, prêt à faire son pèlerinage à La Mecque », écrira plus tard la baronne de Saint-Martin, qu’il aima sans pouvoir l’épouser quand elle était encore Âmélie Laigneau. « Il nous racontait des histoires merveilleuses, nous forçant à nous asseoir à la façon orientale pour l’écouter ». Un médiocre poème, « Dilfiza » (1836), accumule les clichés d’un orientalisme de pacotille; le projet, en 1841, de fonder une Revue de l'Orient est déjà plus sérieux. Quand il débarque en Perse en 1855, tout l’émerveille. Apeuré par la Révolution, il a trouvé là-bas « des formes de vie féodale, stable et contemplative » (J. Boissel). Bientôt, pourtant, il
constate que les Orientaux du xixe siècle ne sont pas ceux des Mille et Une Nuits. De même Stendhal ne reconnaît-il pas toujours dans les Italiens de son époque les héros de ses Chroniques. Chez l’un et l’autre, le mythe est tenace. Gobineau n’en dresse pas moins, dans une lettre à Tocqueville, un bilan négatif : « Nous [les Européens] les dominerons, et ils se laisseront dominer. Nous les dominerons, parce que nous avons plus de force dans le génie, bien autrement d’énergie dans la pensée, et si nous sommes bien loin de valoir les populations blanches dont nous descendons par quelques côtés, nous avons, assurément, gardé plus de fixité dans nos volontés que les Orientaux ». On ne chicanera pas Gobineau sur sa curiosité, sur ses réelles capacités d'émerveillement qui éclairent Trois Ans en Asie; même alors (peut-il en être autrement?), il demeure néanmoins un Occidental en voyage, et c’est souvent à l’aune de l’humanisme classique qu’il apprécie les richesses qu’il découvre.
Tributaire d’une culture, Gobineau a le tort d’oublier avec légèreté les pesanteurs qu’elle impose. Les Religions et les Philosophies dans l'Asie centrale, parues après son second séjour en Perse (1865), « peuvent être considérées comme le complément de Trois Ans en Asie » (L. Schemann). Partant du principe que « des historiettes sont aussi des documents », le lecteur des Mille et Une Nuits aborde ici des sujets aussi mal connus de son époque que le babisme. C’est pourtant par le Traité des écritures cunéiformes (1864) que Gobineau entendait fonder le mieux sa réputation d’orientaliste. Las! réduisant les inscriptions cunéiformes à des formules magiques et les expliquant à la lumière de leur seule vertu talismanique, Gobineau se fourvoyait. Ce traité « où chaque ligne recèle une erreur ou au moins une affirmation gratuite » (J. Gaulmier) allait lui enlever tout crédit auprès des authentiques savants. Avec son habituel entêtement, Gobineau se jugera victime d’une cabale. L’Histoire des Perses elle-même, à laquelle il consacrera des années de travail, apparaît revue par les yeux d’un amoureux de la féodalité occidentale, et le héros de l’épopée, Cyrus, y a les airs d'un preux chevalier; on pouvait déjà trouver suspect que Gobineau décidât d’y mettre un terme à ce point de l’histoire « où la proche parenté cesse d’exister entre nous et les dominateurs de l’Iran ». Les Nouvelles asiatiques, utilisant des documents et des souvenirs bien antérieurs, témoignent de la tendresse persistante mais aussi du désenchantement de Gobineau à l’égard de l’Orient; le fossé s’y creuse entre l’Orient légendaire, dépositaire des pures vertus aryennes, et la Perse moderne, avilie par le mensonge et la soumission.
Le théoricien de l'amour
Parmi les romans-feuilletons que Gobineau écrivit aux alentours de la trentaine, Ternove se lit surtout comme un document sur la mentalité des émigrés royalistes pendant les Cent-Jours, et l'Abbaye de Typhaines comme la reconstitution d’une commune en rébellion contre le pouvoir féodal au xiie siècle. Son penchant pour les aventures romanesques trouvait dans ce genre de récits un exutoire facile. Mais on l'y trouve aussi attentif à la naissance et au développement de l'amour. Ce goût de l'analyse lui inspire Mademoiselle Irnois, « étude de nu d’une sécheresse et d'une force admirables » (Alain). C’est pourtant de ses vers, puis de ses travaux de savant qu’il espère alors la gloire. Il faudra la mue romanesque d’Athènes, puis les premiers attendrissements de la vieillesse pour qu’éclose son talent de nouvelliste et de romancier. Mieux : il croit avoir trouvé
dans les Souvenirs de voyage une forme d’expression originale. Plutôt que de le suivre trop loin dans cette voie, on reconnaîtra des accents stendhaliens dans « Akrivie Phrangopoulo », étude d’une « cristallisation » du sentiment de l’amour, et dans Adélaïde, sublime peinture d'un amour de vanité et féroce satire sociale.
Il a cinquante-cinq ans, le cœur plein d’amertume et, suivant son expression, « les bras chargés d’Allemands » quand il entreprend en 1871 le seul grand roman de son œuvre. C’est pourtant par l'amour que les « Pléiades » s’élèvent au-dessus de l’humanité. Cet amour exige, comme dans l'Astrée, lucidité et pureté (les personnages, qui dissertent à plaisir sur leurs sentiments, paraissent échapper à toute tentation charnelle); énergie aussi : prince, quinquagénaire et amoureux, Jean-Théodore en trouve suffisamment pour abdiquer et pour épouser la toute jeune Aurore. Si Laudon seul se consacre à la science, c'est faute d’avoir un cœur égal à celui de ses partenaires. A croire que. comme chez Stendhal, l’amour ne peut s’épanouir au mieux dans les nations tyrannisées par la vanité. Stendhal rêvait d'être italien pour mieux aimer; lecteur de la Chartreuse, Gobineau trouve en Italie les lieux d'élection de son roman, mais ses amoureux sont des Germains, une Slave à la rigueur, en aucun cas des Latins. Les Pléiades, à tout prendre, prolongent plus qu'elles ne contredisent l’Essaî, puisque ce sont bien des vertus aryennes (l’énergie, l’aptitude à décider, la volonté de vivre) que les héros du roman mettent au service de l’amour. Quant à la sensualité, apanage des nations mélaniennes, ce n'est pas en vertu d'un simple scrupule d'époque qu'elle est oubliée parmi les composantes du sentiment. Jugera-t-on anachroniques ces analyses? Gobineau, qui maudissait son siècle, n’eût pas imaginé plus grand compliment. C’est un amour idéal que célèbre de même « l’illustre Magicien » dans les Nouvelles asiatiques, et, dans le même recueil, « les Amants de Kandahar » font oublier par leur élévation chevaleresque les mesquineries de l’Orient moderne. Dans Amadis enfin, la dévotion d'Amadis pour Oriane témoigne que le Moyen Age, âge d’or de l'aryanisme, était aussi celui des purs sentiments.
Fortune et infortunes de Gobineau
« Il semble que Wagner m’ait conduit vers ce solitaire, abattu loin de tout flot humain avec son drapeau de vérité, et m’ait dit : “Sauve-le” ». Ainsi s’exprime le professeur allemand Ludwig Schemann dans la dédicace de sa traduction de V Essai. Familier de Bayreuth, Schemann avait d’abord traduit les Nouvelles asiatiques et la Renaissance. La comtesse de La Tour, légataire des intérêts littéraires de Gobineau, deviendra à partir de 1893 la collaboratrice de Schemann. Quelques mois plus tard, celui-ci fonde la Gobineau-Vereinigung, qui, recrutant surtout en Allemagne (notamment parmi les habitués de Bayreuth), va durer jusqu'en 1919. On devine quelles équivoques fait naître en ces années pareille association. La bibliothèque de Strasbourg, alors allemande, acquiert en 1903 le fonds Gobineau, riche (aujourd’hui encore) de lettres et d’œuvres inédites. Ce n’est pas Vacher de Lapouge qui pouvait, en se recommandant de lui dans ses travaux pseudo-scientifiques à la gloire des Aryens, améliorer l’image de marque de Gobineau. En rattachant sa pensée à celle de Nietzsche et de H. S. Chamberlain, E. Kretzer fait pis encore. Par sa belle étude sur le Comte de Gobineau et l'Aryanisme historique (1903), Ernest Seillière lui-même contribuait à enraciner Gobineau dans la pensée allemande — autant dire alors pangermaniste. Les conférences de Robert Dreyfus, un ami de Marcel Proust, donnent en 1905 une meilleure idée du génie de Gobineau; réunies dans les Cahiers de la Quinzaine, elles révèlent en lui un admirateur du peuple juif (« un

«
Odin
et s'achève avec Joseph Arthur de Gobineau; entre
les deux, quatre cents pages d'une irréfutable filiation.
Si les œuvres littéraires connaissaient Je succès à raison
de leur délire, Ottar Jarl serait un monument de notre
littérature; encore faut-il qu'elles soient lisibles.
On en
dirait presque autant d'Amadis, immense poème épique
où GobiQ.eau confirme à longueur de vers sa nostalgie du
Moyen Age.
En 1877, cet esprit frondeur, qui n'a réussi
qu'à moitié sa carrière, est mis à la retraite par Decazes;
les vieux jours seront difficiles.
Tl a rompu avec sa
femme et ses filles.
Seules le réchauffent 1' affection de
la comtesse de La Tour, l'amitié de Richard et Cosima
Wagner.
Wagner a été séduit le jour où il a rencontré ce
grand vieillard maigre qui maudissait Cervantès d'avoir
ridiculisé Don Quichotte.
Ballotté entre les domiciles de
ses derniers amis, entre Bayreuth, l' AuvergAne et l'Italie,
de plus en plus enfoncé dans le Moyen Age au point
d'ébaucher un recueil de Nouvelles féodales, il meurt
presque aveugle, sur un quai de la gare de Turin.
Ses
derniers mots, d'une écriture tremblée, illisible, sont
pour la comtesse de La Tour et pour sa fille.
Le prophète de l'Apocalypse
L'enfance et la formation intellectuelle de Gobineau
sont mal connues.
Charles de La Coindière, son précep
teur, lui enseigna l'allemand et peut-être l'initia aux lan
gues orientales; or nous ignorons tout de ce personnage
clé, que Gobineau qualifiera plus tard d'« imbécile>>.
Le sentiment prévaut que Gobineau apprit une foule de
choses, mais sans méthode.
A Paris, sa frénésie de savoir
est celle d'un autodidacte.
L'étonnant est en somme
qu'avant quarante ans il ait produit un ouvrage aussi
considérable que l'Essai sur l'inégalité des races
humaines.
Au départ de l'Essai : la constatation que « toute
agglomération d'hommes et le mode de culture intellec
tuelle qui en résulte doivent périr».
De cette mort, le
mélange des races est le seul responsable.
La race blan
che, notamment, paie cruellement ses vertus civilisatri
ces puisque, à s'étendre partout, elle s'est d'autant plus
corrompue.
fonsommé depuis longtemps (depuis le fond
du Moyen Age, semble-t-il), le métissage est irréversi
ble.
Nous mourrons : la seule dignité consiste à le savoir.
Les idées de Gobineau n'offraient rien de très original à
leur époque.
On lui reprocha plutôt (Tocqueville, par
exemple) d'avoir poussé son système des races jusqu'à
réfuter le monogénisme, pierre angulaire du christia
nisme (dont l'Essai nie au demeurant les qualités civili
satrices).
Chrétien, Gobineau le sera de moins en moins :
les rancœurs s'accumulant, il ira plus tard jusqu'à refuser
une âme aux victimes de son mépris.
Que Gobineau ne fat pas « raciste » au pire sens du
mot, on en trouve souvent la preuve dans les singularités
qu'il attribue à chaque race.
Ainsi la sensualité des Noirs
les prédispose-t-elle, selon lui, à la danse et à la musique,
au point que J'élément « mélanien » est nécessaire, chez
les Blancs, à l'éclosion d'un talent artistique; mais même
en art, il appartient à la raison et à l'énergie, privilège
des Blancs, de donner forme aux chefs-d'œuvre.
Sans
parler des vertus de gouvernement, bien évidemment
réservées à 1 'élément aryen.
Bref, si toutes les spécifici
tés raciales s'altèrent au métissage, les «grands» ont
plus à y perdre que les« petits ».
L'histoire nous montre,
au total, que «toute civilisation découle de la race blan
che, qu'aucune ne peut exister sans le secours de cette
race ».
Isolées, certaines formules de Gobineau donnent le
frisson ( « Ce qui n'est pas germain est créé pour servir »,
lit-on dans son poème « Manfredine » ).
Mais en Allema
gne même, Gobineau ne trouvait plus depuis longtemps
âme qui fût germaine.
Désabusé jusqu'au désespoir, il ne
pouvait servir de caution à une tentative de régénéra
tion par la race.
Pour résumer, il serait absurde de rouvrir
le procès de Gobineau : le racisme est du reste présent
dans l'œuvre de Balzac, de Nerval et de bien d'autres.
Mais on ne peut méconnaître que Gobineau seul, parmi
les écrivains romantiques, tenta à ce point d'ériger en
système une opinion répandue.
On ne peut davantage
jeter Je voile sur des professions de foi qui sentent le
soufre, sous prétexte que des esprits malhonnêtes en ont
fait un mauvais usage.
Le temps passant, il semble que Gobineau ait voulu à
la fois radicaliser son système et en préserver quelques
êtres d'exception, au premier rang desquels lui-même.
Ce difficile équilibre aboutira aux Pléiades, qui attri
buent à« une combinaison mystérieuse et native » le fait
que « trois mille à trois mille cinq cents cerveaux bien
faits et cœurs bien battants » peuplent encore la planète.
Les « fleurs d'or>> écloses pendant la Renaissance répon
dent en principe à une loi moins hasardeuse; en principe,
car Gobineau ne nous convainc guère de l'ascendance
aryenne des grands hommes de cette époque.
On peut
seulement s'étonner qu'en bousculant la rigueur des lois
de la filiation, Gobineau demeure aussi conformiste.
Les
« Pléiades » proviennent « de toutes nations possibles » :
mais Je roman consacre d'abord un Allemand, un Anglais
et un Français.
Et dans la Renaissance, plutôt que de
réviser J'histoire traditionnelle des civilisations à la
lumière de ses théories, Gobineau préfère découvrir à
tout prix une dominante aryenne aux civilisations consa
crées.
Alors même que les Aryens se seraient partout
fondus dans des mélanges, c'est bien le déclin de l'Occi
dent qui continue d'obséder en priorité ce penseur de
J'universel.
La présence d'un Français parmi les «Pléiades>> a
pourtant de quoi surprendre.
Car s'il est une nation qui
illustre J'idée de « dégénération >>, c'est bien la France.
La vue des «blouses sales>> en 1848 avait accusé J'ai
greur de Gobineau («Jusqu'à ce temps-là, je ne savais
pas ce que je voulais » ).
A plus forte raison la défaite de
1870 : Ce qui est arrivé à la France en 1870 est un
constat auquel il faut bien reconnaître une cruelle luci
dité.
Arrive la Commune : versaillais et communards
sont englobés par Gobineau dans le même mépris.
Paris,
véritable « Babel», , attise
le plus fort de sa haine; rien d'étonnant que la Troisième
République française et ce qu'elle vaut (pub.
en 1907),
dédiée aux provinces, prêche po ur une vraie décentrali
sation.
Que vient donc faire Je Parisien Louis Laudon
dans le concert des « Pléiades »? On est tenté de répon
dre : légitimer les prétentions de son auteur.
Celui-ci va
du reste pousser plus loin son entreprise de justification
personnelle dans Ortar Jarl, dont la rigueur maniaque
contredit les sauvetages aléatoires des Pléiades.
Obsédé
par 1' obscurité de sa naissance, Gobineau n'a eu de cesse
qu'elle ne fût justifiée; ainsi ce théoricien qui pâtit de
son universalité était-il d'abord le plus égotiste de nos
écrivains romantiques.
Le cc spécialiste , de l'Orient
Gobineau n'a pas échappé à la mode de l'Orient; qu'il
se soit très tôt initié au persan témoigne pourtant d'un
penchant particulier.
«Il ne rêvait que mosquées et mina
rets, se disait musulman, prêt à faire son pèlerinage à La
Mecque», écrira plus tard la baronne de Saint-Martin,
qu'il aima sans pouvoir l'épouser quand elle était encore
Amélie Laigneau.
« Il nous racontait des histoires mer
veilleuses, nous forçant à nous asseoir .à la façon orien
tale pour l'écouter ».
Un médiocre poème, « Dilfiza »
(1836), accumule les clichés d'un orientalisme de paco
tille; le projet, en 1841, de fonder une Revue de l'Orient
est déjà plus sérieux.
Quand il débarque en Perse en.
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