Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits « Jean Giraudoux ÉLECTRE (1937) Table des matières PERSONNAGES .......................................................................4 ACTE PREMIER .......................................................................6 SCÈNE PREMIÈRE ......................................................................7 SCÈNE DEUXIÈME ................................................................... 17 SCÈNE TROISIÈME...................................................................24 SCÈNE QUATRIÈME.................................................................39 SCÈNE CINQUIÈME.................................................................. 51 SCÈNE SIXIÈME........................................................................53 SCÈNE SEPTIÈME.....................................................................55 SCÈNE HUITIÈME ....................................................................59 SCÈNE NEUVIÈME ...................................................................64 SCÈNE DIXIÈME .......................................................................68 SCÈNE ONZIÈME ......................................................................69 SCÈNE DOUZIÈME ...................................................................72 SCÈNE TREIZIÈME................................................................... 75 ENTRACTE .............................................................................78 LAMENTO DU JARDINIER ......................................................79 ACTE DEUXIÈME ..................................................................83 SCÈNE PREMIÈRE ....................................................................84 SCÈNE DEUXIÈME ...................................................................87 SCÈNE TROISIÈME................................................................... 91 SCÈNE QUATRIÈME.................................................................98 SCÈNE CINQUIÈME................................................................ 101 SCÈNE SIXIÈME......................................................................108 SCÈNE SEPTIÈME....................................................................114 SCÈNE HUITIÈME ..................................................................128 SCÈNE NEUVIÈME ................................................................. 143 SCÈNE DIXIÈME ..................................................................... 150 À propos de cette édition électronique................................. 152 -3- PERSONNAGES ÉLECTRE a été joué pour la première fois le jeudi 13 mai 1937 au théâtre Louis Jouvet (Athénée) sous la direction de Louis Jouvet et avec la distribution suivante : ÉLECTRE : Renée Devillers. CLYTEMNESTRE : Gabrielle Dorziat. AGATHE : Madeleine Ozeray. LA FEMME NARSÈS : Raymone. LES EUMÉNIDES : Marthe Herlin, Monique Mélinand, Denise Pezzani. LES PETITES EUMÉNIDES : Vera Phares, Nicole Munie, Clairette Fournier. LE MENDIANT : Louis Jouvet. ÉGISTHE : Pierre Renoir. LE PRÉSIDENT : Romain Bouquet. ORESTE : Paul Cambo. LE JARDINIER : Alfred Adam. -4- LE JEUNE HOMME : Jean Deninx. LE CAPITAINE : Robert Bogar. LE GARÇON D'HONNEUR : Maurice Castel. LES MAJORDOMES : Julien Barrot, René Belloc. UN MENDIANT : André Moreau. INVITÉS VILLAGEOIS. SOLDATS. SERVITEURS. ÉCUYERS ET SUIVANTES. MENDIANTES ET MENDIANTS : Pamela Stirling. Émile Villard. Paul Ménager. Robert Geller. Constant Darras. Fernand Bellan. Roger Astruc. Cour intérieure dans le palais d'Agamemnon. Une musique de scène avait été composée pour la pièce par Vittorio Rieti. Le décor était de Guillaume Monin, les costumes de Dimitri Bouchene et Karinska. -5- ACTE PREMIER -6- SCÈNE PREMIÈRE Un étranger (Oreste) entre escorté de trois petites filles, au moment où, de l'autre côté, arrivent le jardinier, en costume de fête, et les invités villageois. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Ce qu'il est beau, le jardinier ! DEUXIÈME PETITE FILLE. - Tu penses ! C'est le jour de son mariage. TROISIÈME PETITE FILLE. - Le voilà, monsieur, votre palais d'Agamemnon ! L'ÉTRANGER. - Curieuse façade !... Elle est d'aplomb ? PREMIÈRE PETITE FILLE. - Non. Le côté droit n'existe pas. On croit le voir, mais c'est un mirage. C'est comme le jardinier qui vient là, qui veut vous parler. Il ne vient pas. Il ne va pas pouvoir dire un mot. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Ou il va braire. Ou miauler. LE JARDINIER. - La façade est bien d'aplomb, étranger ; n'écoutez pas ces menteuses. Ce qui vous trompe, c'est que le corps de droite est construit en pierres gauloises qui suintent à certaines époques de l'année. Les habitants de la ville disent alors que le palais pleure. Et que le corps de gauche est en marbre d'Argos, lequel, sans qu'on ait jamais su pourquoi, s'ensoleille soudain, même la nuit. On dit alors que le palais rit. Ce qui se passe, c'est qu'en ce moment le palais rit et pleure à la fois. -7- PREMIÈRE PETITE FILLE. - Comme cela il est sûr de ne pas se tromper. DEUXIÈME PETITE FILLE. - C'est tout à fait un palais de veuve. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Ou de souvenirs d'enfance. L'ÉTRANGER. - Je ne me rappelais pas une façade aussi sensible... LE JARDINIER. - Vous avez déjà visité le palais ? PREMIÈRE PETITE FILLE. - Tout enfant. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Il y a vingt ans. TROISIÈME PETITE FILLE. - Il ne marchait pas encore. vu. LE JARDINIER. - On s'en souvient, pourtant, quand on l'a L'ÉTRANGER. - Tout ce que je me rappelle, du palais d'Agamemnon, c'est une mosaïque. On me posait dans un losange de tigres quand j'étais méchant, et dans un hexagone de fleurs quand j'étais sage. Et je me rappelle le chemin qui me menait rampant de l'un à l'autre... On passait par des oiseaux. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Et par un capricorne. L'ÉTRANGER. - Comment sais-tu cela, petite ? LE JARDINIER. - Votre famille habitait Argos ? L'ÉTRANGER. - Et je me rappelle aussi beaucoup, beaucoup de pieds nus. Aucun visage, les visages étaient haut dans le -8- ciel, mais des pieds nus. J'essayais, entre les franges, de toucher leurs anneaux d'or. Certaines chevilles étaient unies par des chaînes ; c'était les chevilles d'esclaves. Je me rappelle surtout deux pieds tout blancs, les plus nus, les plus blancs. Leur pas était toujours égal, sage, mesuré par une chaîne invisible. J'imagine que c'était ceux d'Électre. J'ai dû les embrasser, n'estce pas ? Un nourrisson embrasse tout ce qu'il touche. DEUXIÈME PETITE FILLE. - En tout cas, c'est le seul baiser qu'ait reçu Électre. LE JARDINIER. - Pour cela, sûrement. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Tu es jaloux, hein, jardinier ? L'ÉTRANGER. - Elle habite toujours le palais, Électre ? DEUXIÈME PETITE FILLE. - Toujours. Pas pour longtemps. L'ÉTRANGER. - C'est sa fenêtre, la fenêtre aux jasmins. LE JARDINIER. - Non. C'est celle de la chambre où Atrée, le premier roi d'Argos, tua les fils de son frère. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Le repas où il servit leurs coeurs eut lieu dans la salle voisine. Je voudrais bien savoir quel goût ils avaient. TROISIÈME PETITE FILLE. - Il les a coupés, ou fait cuire entiers ? DEUXIÈME PETITE FILLE. - Et Cassandre fut étranglée dans l'échauguette. -9- TROISIÈME PETITE FILLE. - Ils l'avaient prise dans un filet et la poignardaient. Elle criait comme une folle, dans sa voilette... J'aurais bien voulu voir. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Tout cela dans l'aile qui rit, comme tu le remarques. L'ÉTRANGER. - Celle avec les roses ? LE JARDINIER. - Étranger, ne cherchez aucune relation entre les fenêtres et les fleurs. Je suis le jardinier du palais. Je les fleuris bien au hasard. Ce sont toujours des fleurs. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Pas du tout. Il y a fleur et fleur. Le phlox va bien mal sur Thyeste. TROISIÈME PETITE FILLE. - Et le réséda sur Cassandre. LE JARDINIER. - Vont-elles se taire ! La fenêtre avec les roses, étranger, est celle de la piscine où notre roi Agamemnon, le père d'Électre, glissa, revenant de la guerre, et se tua, tombant sur son épée. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Il prit son bain après sa mort. À deux minutes près. Voilà la différence. LE JARDINIER. - La voilà, la fenêtre d'Électre. L'ÉTRANGER. - Pourquoi si haut, presque aux combles ? LE JARDINIER. - Parce que, de cet étage, on voit le tombeau de son père. L'ÉTRANGER. - Pourquoi dans ce retrait ? - 10 - LE JARDINIER. - Parce que c'est l'ancienne chambre du petit Oreste, son frère, que sa mère envoya hors du pays quand il avait deux ans, et dont on n'a plus de nouvelles. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Écoutez, écoutez, mes soeurs ! On parle du petit Oreste ! LE JARDINIER. - Voulez-vous partir ! Allez vous nous laisser ! On dirait des mouches. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Nous ne partirons pas. Nous sommes avec l'étranger. LE JARDINIER. - Vous connaissez ces filles ? L'ÉTRANGER. - Je les ai rencontrées aux portes. Elles m'ont suivi. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Nous l'avons suivi parce qu'il nous plaît. TROISIÈME PETITE FILLE. - Parce qu'il est rudement plus beau que toi, jardinier. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Les chenilles ne lui sortent pas de la barbe. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Ni les hannetons du nez. TROISIÈME PETITE FILLE. - Pour que les fleurs sentent bon, il faut sans doute que le jardinier sente mauvais. L'ÉTRANGER. - Soyez polies, mes enfants, et dites-nous ce que vous faites dans la vie. - 11 - PREMIÈRE PETITE FILLE. - Nous y faisons que nous ne sommes pas polies. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Nous mentons. Nous médisons. Nous insultons. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Mais notre spécialité, c'est que nous récitons. L'ÉTRANGER. - Vous récitez quoi ? PREMIÈRE PETITE FILLE. - Nous ne le savons pas d'avance. Nous inventons à mesure. Mais c'est très bien, très bien. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Le roi de Mycènes, dont nous avons injurié la belle-soeur, nous a dit que c'était très, très bien. TROISIÈME PETITE FILLE. - Nous disons tout le mal que nous pouvons trouver. LE JARDINIER. - Ne les écoutez pas, étranger. On ne sait qui elles sont. Elles circulent depuis deux jours dans la ville, sans amis connus, sans famille ! Si on leur demande qui elles sont, elles prétendent s'appeler les petites Euménides. Et l'épouvantable, est qu'elles grandissent, qu'elles grossissent à vue d'oeil... Hier, elles avaient des années de moins qu'aujourd'hui... Viens ici, toi ! DEUXIÈME PETITE FILLE. - Ce qu'il est brusque, pour un marié ! LE JARDINIER. - Regardez-la... Regardez ces cils qui poussent. Regardez sa gorge. Je m'y connais. Mes yeux savent - 12 - voir pousser les champignons... Elle grandit sous les yeux..., à la vitesse d'une oronge... DEUXIÈME PETITE FILLE. - Les vénéneux battent tous les records. TROISIÈME PETITE FILLE, à la première. - Elle grossit, ta gorge, à toi ? PREMIÈRE PETITE FILLE. - Récitons-nous, oui ou non ? L'ÉTRANGER. - Laissez-les réciter, jardinier. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Récitons Clytemnestre, mère d'Électre. Vous y êtes, pour Clytemnestre ? DEUXIÈME PETITE FILLE. - Nous y sommes. PREMIÈRE PETITE FILLE. - La reine Clytemnestre a mauvais teint. Elle se met du rouge. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Elle a mauvais teint parce qu'elle a mauvais sommeil. TROISIÈME PETITE FILLE. - Elle a mauvais sommeil parce qu'elle a peur. PREMIÈRE PETITE FILLE. - De quoi a peur la reine Clytemnestre ? DEUXIÈME PETITE FILLE. - De tout. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Qu'est-ce, que tout ? DEUXIÈME PETITE FILLE. - Le silence. Les silences. - 13 - TROISIÈME PETITE FILLE. - Le bruit. Les bruits. PREMIÈRE PETITE FILLE. - L'idée qu'il va être minuit. Que l'araignée sur son fil est en train de passer de la partie du jour où elle porte bonheur à celle où elle porte malheur. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Tout ce qui est rouge, parce que c'est du sang. PREMIÈRE PETITE FILLE. - La reine Clytemnestre a mauvais teint. Elle se met du sang ! LE JARDINIER. - Quelles histoires stupides ! DEUXIÈME PETITE FILLE. - C'est bien, n'est-ce pas ? PREMIÈRE PETITE FILLE. - Comme nous rattrapons le commencement avec la fin, c'est on ne peut plus poétique ? L'ÉTRANGER. - Très intéressant. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Puisque Électre vous intéresse, nous pouvons réciter Électre. Vous y êtes, soeurs ? Nous pouvons réciter ce qu'elle était, Électre, à notre âge. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Je le pense, que nous y sommes ! TROISIÈME PETITE FILLE. - Depuis que nous n'étions pas nées, depuis avant-hier, nous y sommes ! PREMIÈRE PETITE FILLE. - Électre s'amuse à faire tomber Oreste des bras de sa mère. - 14 - DEUXIÈME PETITE FILLE. - Électre cire l'escalier du trône pour que son oncle, Égisthe, le régent, s'étale sur le marbre ! TROISIÈME PETITE FILLE. - Électre se prépare à cracher à la figure de son petit frère Oreste, si jamais il revient. PREMIÈRE PETITE FILLE. - Cela, ce n'est pas vrai. Mais ça fait bien. DEUXIÈME PETITE FILLE. « Depuis dix-neuf ans elle amasse Dans sa bouche un crachat fielleux. « TROISIÈME PETITE FILLE « Elle pense à tes limaces, Jardinier, pour saliver mieux. « LE JARDINIER. - Cette fois, taisez-vous, sales petites vipères ! DEUXIÈME PETITE FILLE. - Ah là ! là ! Le marié se fâche. L'ÉTRANGER. - Il a raison. Filez ! LE JARDINIER. - Et ne revenez pas ! PREMIÈRE PETITE FILLE. - Nous reviendrons demain. LE JARDINIER. - Essayez ! Le palais est interdit aux filles de votre âge ! - 15 - PREMIÈRE PETITE FILLE. - Demain nous serons grandes. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Demain sera le lendemain du mariage d'Électre avec son jardinier. Nous serons grandes. L'ÉTRANGER. - Que disent-elles ? PREMIÈRE PETITE FILLE. - Tu ne nous as pas défendues, étranger, tu t'en repentiras ! LE JARDINIER. - Affreuses petites bêtes. On dirait trois petites Parques ! C'est effroyable le destin enfant. DEUXIÈME PETITE FILLE. - Le destin te montre son derrière, jardinier. Regarde s'il grossit ! PREMIÈRE PETITE FILLE. - Venez, soeurs. Laissons-les tous deux devant leur façade gâteuse. Sortent les petites Euménides, devant qui s'écartent avec terreur les invités. - 16 - SCÈNE DEUXIÈME L'étranger, le jardinier. Le président du tribunal et sa jeune femme, Agathe Théocathoclès, les villageois. L'ÉTRANGER. - Que disent ces filles ! Que tu épouses Électre, toi, le jardinier ? LE JARDINIER. - Elle sera ma femme dans une heure. AGATHE THÉOCATHOCLÈS. - Il ne l'épousera pas. Nous venons pour l'en empêcher. LE PRÉSIDENT. - Jardinier, je suis ton cousin éloigné, et second président du tribunal. Puisque je peux, à double titre, te donner un conseil, fuis vers tes radis et tes courges, n'épouse pas Électre. LE JARDINIER. - C'est l'ordre d'Égisthe. L'ÉTRANGER. - Suis-je fou ? Si Agamemnon vivait, le mariage d'Électre serait la cérémonie de la Grèce, et Égisthe la donne à un jardinier, dont même la famille proteste ! Vous n'allez pas me dire qu'Électre est laide, ou bossue ! LE JARDINIER. - Électre est la plus belle fille d'Argos. AGATHE THÉOCATHOCLÈS. - Enfin, elle n'est pas mal. LE PRÉSIDENT. - Et pour droite elle est droite. Comme toutes les fleurs qui ne croient point au soleil. L'ÉTRANGER. - Est-elle alors arriérée, sans esprit ? - 17 - LE PRÉSIDENT. - L'intelligence même. AGATHE. - Beaucoup de mémoire surtout. Ce n'est pas toujours la même chose. Moi je n'ai pas de mémoire. Excepté pour ton anniversaire, chéri. Cela, je ne l'oublie jamais. L'ÉTRANGER. - Que peut-elle faire alors, que peut-elle dire, pour qu'on la traite ainsi ? LE PRÉSIDENT. - Elle ne fait rien. Elle ne dit rien. Mais elle est là. AGATHE. - Elle est là. L'ÉTRANGER. - C'est son droit. C'est le palais de son père. Ce n'est pas de sa faute s'il est mort. LE JARDINIER. - Jamais je n'aurais eu l'audace de songer à épouser Électre, mais puisque Égisthe l'ordonne, je ne vois pas ce que j'ai à craindre. LE PRÉSIDENT. - Tu as tout à craindre, c'est le type de la femme à histoires. AGATHE. - Et s'il ne s'agissait que de toi ! Notre famille a tout à craindre ! LE JARDINIER. - Je ne te comprends pas. LE PRÉSIDENT. - Tu vas la comprendre : la vie peut être très agréable n'est-ce pas ? AGATHE. - Très agréable... Infiniment agréable ! - 18 - LE PRÉSIDENT. - Ne m'interromps pas, chérie, surtout pour dire la même chose... Elle peut être très agréable. Tout a plutôt tendance à s'arranger dans la vie. La peine morale s'y cicatrise autrement vite que l'ulcère, et le deuil que l'orgelet. Mais prends au hasard deux groupes d'humains : chacun contient le même dosage de crime, de mensonge, de vice ou d'adultère... AGATHE. - C'est un bien gros mot, adultère, chéri... LE PRÉSIDENT. - Ne m'interromps pas, surtout pour me contredire. D'où vient que dans l'un l'existence s'écoule douce, correcte, les morts s'oublient, les vivants s'accommodent d'euxmêmes, et que dans l'autre, c'est l'enfer ? C'est simplement que dans le second il y a une femme à histoires. L'ÉTRANGER. - C'est que le second a une conscience. AGATHE. - J'en reviens à ton mot adultère. C'est quand même un bien gros mot ! LE PRÉSIDENT. - Tais-toi, Agathe. Une conscience ! Croyez-vous ! Si les coupables n'oublient pas leurs fautes, si les vaincus n'oublient pas leurs défaites, les vainqueurs leurs victoires, s'il y a des malédictions, des brouilles, des haines, la faute n'en revient pas à la conscience de l'humanité, qui est toute propension vers le compromis et l'oubli, mais à dix ou quinze femmes à histoires ! L'ÉTRANGER. - Je suis bien de votre avis. Dix ou quinze femmes à histoires ont sauvé le monde de l'égoïsme. LE PRÉSIDENT. - Elles l'ont sauvé du bonheur ! Je la connais Électre ! Admettons qu'elle soit ce que tu dis, la justice, la générosité, le devoir. Mais c'est avec la justice, la générosité, le devoir, et non avec l'égoïsme et la facilité, que l'on ruine l'état, l'individu et les meilleures familles. - 19 - AGATHE. - Absolument... Pourquoi, chéri ? Tu me l'as dit, j'ai oublié !... LE PRÉSIDENT. - Parce que ces trois vertus comportent le seul élément vraiment fatal à l'humanité, l'acharnement. Le bonheur n'a jamais été le lot de ceux qui s'acharnent. Une famille heureuse, c'est une reddition locale. Une époque heureuse, c'est l'unanime capitulation. L'ÉTRANGER. - Vous vous êtes rendu, vous, à la première semonce ? LE PRÉSIDENT. - Hélas non ! Un autre a été plus rapide. Aussi ne suis-je que second président. LE JARDINIER. - Contre quoi s'acharne Électre ? Elle va chaque nuit sur la tombe de son père, et c'est tout ? LE PRÉSIDENT. - Je sais. Je l'ai suivie. Sur le même parcours où ma profession m'avait fait suivre une nuit notre plus dangereux assassin, le long du fleuve, j'ai suivi, pour voir, la plus grande innocence de Grèce. Affreuse promenade, à côté de la première. Ils s'arrêtaient aux mêmes places ; l'if, le coin de pont, la borne milliaire font les mêmes signes à l'innocence et au crime. Mais, du fait que l'assassin était là, la nuit en devenait candide, rassurante, sans équivoque. Il était le noyau qu'on a retiré du fruit, et qui ne risque plus, dans la tarte, de vous casser les dents. La présence d'Électre au contraire brouillait lumière et nuit, rendait équivoque jusqu'à la pleine lune. Tu as vu un pêcheur qui, la veille de sa pêche dispose ses appâts ? Le long de cette rivière noire, c'était elle. Et chaque soir, elle va ainsi appâter tout ce qui sans elle eût quitté cette terre d'agrément et d'accommodement, les remords, les aveux, les vieilles taches de sang, les rouilles, les os de meurtres, les détritus de délation... - 20 - Quelque temps encore, et tout sera prêt, tout grouillera... Le pêcheur n'aura plus qu'à passer. L'ÉTRANGER. - Il passe toujours, tôt ou tard. LE PRÉSIDENT. - Erreur ! Erreur ! AGATHE, très occupée du jeune étranger. - Erreur ! LE PRÉSIDENT. - Cette enfant elle-même voit le défaut de votre argument. Sur nos fautes, nos manques, nos crimes, sur la vérité, s'amasse journellement une triple couche de terre, qui étouffe leur pire virulence : l'oubli, la mort, et la justice des hommes. Il est fou de ne pas s'en remettre à eux. C'est horrible, un pays où, par la faute du redresseur de torts solitaire, on sent les fantômes, les tués en demi sommeil, où il n'y a jamais remise pour les défaillances et les parjures, où imminent toujours le revenant et le vengeur. Quand le sommeil des coupables continue, après la prescription légale, à être plus agité que le sommeil des innocents, une société est bien compromise. À voir Électre je sens s'agiter en moi les fautes que j'ai commises au berceau. AGATHE. - Moi, mes futures fautes. Je n'en commettrai jamais, chéri. Tu le sais bien. Surtout cet adultère, comme tu t'entêtes à le nommer... Mais elles me tourmentent déjà. LE JARDINIER. - Moi, je suis un peu de l'avis d'Électre. Je n'aime pas beaucoup les méchants. J'aime la vérité. LE PRÉSIDENT. - La sais-tu, la vérité de notre famille, pour lui réclamer ainsi le grand jour ! Famille tranquille, estimée, en pleine ascension ; - tu ne me contrediras pas si j'avance que tu en es le rameau le plus médiocre, - mais je sais par expérience qu'il convient de ne pas s'aventurer plus sur de pareilles façades que sur la glace. Je ne te donne pas dix jours, si Électre - 21 - devient notre cousine, pour qu'il soit découvert, - j'invente au hasard, - que notre vieille tante a étranglé jeune fille son nouveau-né, pour qu'on le révèle à son mari, et, afin de calmer cet énergumène, qu'on ne doive plus rien lui celer des attentats à la pudeur de son grand-père. Cette petite Agathe, qui est pourtant la gaieté même, n'en dort plus. Tu es le seul à ne pas le voir, le truc d'Égisthe. Il veut repasser sur la famille des Théocathoclès tout ce qui risque de jeter quelque jour un lustre fâcheux sur la famille des Atrides. L'ÉTRANGER. - Qu'a-t-elle à craindre, la famille des Atrides ? LE PRÉSIDENT. - Rien. Rien que je sache. Mais elle est comme toute famille heureuse, comme tout couple puissant, comme tout individu satisfait. Elle a à craindre l'ennemi le plus redoutable du monde, qui ne laissera rien d'elle, qui la rongera jusqu'aux os, l'alliée d'Électre : la justice intégrale. LE JARDINIER. - Électre adore mon jardin. Les fleurs, si elle est un peu nerveuse, lui feront du bien. AGATHE. - Mais elle ne fera pas de bien aux fleurs. LE PRÉSIDENT. - Sûrement ! Tu vas les connaître enfin, tes fuschias et tes géraniums. Tu vas les voir cesser d'être d'aimables symboles, et exercer à leur compte leur fourberie ou leur ingratitude. Électre au jardin, c'est la justice et la mémoire entre les fleurs, c'est la haine. LE JARDINIER. - Électre est pieuse. Tous les morts sont pour elle. LE PRÉSIDENT. - Les morts ! Ah ! je les entends les morts, le jour où leur sera annoncée l'arrivée d'Électre. Je les vois, les assassinés demi fondus déjà avec les assassins, les om- - 22 - bres des volés et des dupes doucement emmêlées aux ombres des voleurs, les familles rivales éparses et déchargées les unes dans les autres, s'agiter et se dire : Ah ! mon Dieu, voici Électre. Nous étions si tranquilles ! AGATHE. - Voici Électre ! LE JARDINIER. - Non. Pas encore. Mais c'est Égisthe. Laissez-nous, l'étranger. Égisthe n'aime pas beaucoup les visages d'hommes inconnus. LE PRÉSIDENT. - Et toi aussi, Agathe. Il ne déteste pas assez les visages de femmes connus. AGATHE, vivement intéressée par le beau visage de l'étranger. - Vous montré-je la route, bel étranger ? Égisthe entre, sous les vivats des invités, cependant que des serviteurs installent son trône, et appliquent contre une colonne un escabeau. - 23 - SCÈNE TROISIÈME ÉGISTHE, le président, le jardinier, serviteurs. ÉGISTHE. - Pourquoi cet escabeau ? Que vient faire cet escabeau ? SERVITEUR. - C'est pour le mendiant, seigneur. ÉGISTHE. - Pour quel mendiant ? SERVITEUR. - Pour le dieu, si vous voulez. Pour ce mendiant qui circule depuis quelques jours dans la ville. Jamais on n'a vu de mendiant aussi parfait comme mendiant, aussi le bruit court que ce doit être un dieu. On le laisse entrer où il veut. Il rôde en ce moment autour du palais. ÉGISTHE. - Il change le grain en or, dans les maisons ? Il engrosse les bonnes ? SERVITEUR. - Il n'y commet aucun dommage. ÉGISTHE. - Singulière divinité... Les prêtres n'ont pas su voir encore si c'était un gueux ou Jupiter ? SERVITEUR. - Les prêtres demandent qu'on ne leur pose pas la question. ÉGISTHE. - Nous laissons l'escabeau, mes amis ? LE PRÉSIDENT. - Je crois que finalement cela revient moins cher d'honorer un mendiant que d'humilier un dieu. - 24 - ÉGISTHE. - Laisse l'escabeau. Mais s'il vient, préviens nous. Nous aurions à être strictement entre humains pendant un petit quart d'heure. Et ne le brusque pas. Peut-être est-ce le délégué des dieux au mariage d'Électre. À ce mariage, que notre président considère comme un opprobre pour sa famille, s'invitent les dieux. LE PRÉSIDENT. - Seigneur... ÉGISTHE. - Ne proteste pas, j'ai tout entendu. L'acoustique de ce palais est remarquable... Son architecte voulait, paraît-il, écouter les réflexions du conseil sur ses honoraires et son pourcentage, et il l'a rempli de cachettes sonores... LE PRÉSIDENT. - Seigneur... ÉGISTHE. - Tais-toi. Je sais ce que tu vas me dire au nom de ta brave et honnête famille, au nom de ta digne belle-soeur l'infanticide, de ton oncle respecté le satyre, et de ton déférent neveu, le calomniateur. LE PRÉSIDENT. - Seigneur... ÉGISTHE. - L'officier, dans la bataille, auquel on passe le plumet du roi pour détourner les coups des ennemis, l'arbore avec plus d'enthousiasme... Tu perds ton temps, le jardinier épousera Électre... SERVITEUR. - Voici le mendiant, seigneur. ÉGISTHE. - Retiens-le un moment. Offre-lui à boire. Le vin est à deux fins, pour le mendiant et pour le dieu. SERVITEUR. - Dieu ou mendiant, il est déjà ivre. - 25 - ÉGISTHE. - Alors qu'il entre ; il ne nous comprendra pas, bien que nous ayons justement à parler des dieux. Cela peut même être curieux d'en parler devant lui. Ta théorie d'Électre est assez juste, président, mais elle est bien spéciale, elle est bourgeoise. En tant que régent, permets-moi de t'élever aux idées générales... Tu crois aux dieux, président ? Cependant le mendiant est entré, dirigé par le serviteur et, avec des saluts empruntés, s'installe peu à peu sur l'escabeau, distrait pendant toute la première partie de la scène, et regardant autour de lui. LE PRÉSIDENT. - Et vous-même, seigneur ? ÉGISTHE. - Cher président, je me suis demandé souvent si je croyais aux dieux. Je me le suis demandé parce que c'est vraiment le seul problème qu'un homme d'État se doive de tirer au clair vis-à-vis de soi-même. Je crois aux dieux. Ou plutôt je crois que je crois aux dieux. Mais je crois en eux non pas comme en de grandes attentions et de grandes surveillances, mais comme en de grandes distractions. Entre les espaces et les durées, toujours en flirt, entre les gravitations et les vides, toujours en lutte, il est de grandes indifférences, qui sont les dieux. Je les imagine, non point occupés sans relâche de cette moisissure suprême et mobile de la terre qu'est l'humanité, mais parvenus, à un tel grade de sérénité et d'ubiquité, qu'il ne peut plus être que la béatitude c'est-à-dire l'inconscience. Ils sont inconscients au sommet de l'échelle de toutes créatures comme l'atome est inconscient à leur degré le plus bas. La différence est que c'est une inconscience fulgurante, omnisciente, taillée à mille faces ; et à leur état normal de diamants, atones et sourds ils ne répondent qu'aux lumières, qu'aux signes, et sans les comprendre. Le mendiant, enfin installé, se croit tenu d'applaudir. LE MENDIANT. - Bien dit. Bravo. - 26 - ÉGISTHE. - Merci... D'autre part, président, il est incontestable qu'éclatent parfois dans la vie des humains des interventions dont l'opportunité ou l'amplitude peut laisser croire à un intérêt ou à une justice extrahumaine. Elles ont ceci d'extrahumain, de divin, qu'elles sont un travail en gros, nullement ajusté... La peste éclate bien lorsqu'une ville a péché par impiété ou par folie, mais elle ravage la ville voisine, particulièrement sainte. La guerre se déchaîne quand un peuple dégénère et s'avilit, mais elle dévore les derniers justes, les derniers courageux, et sauve les plus lâches. Ou bien, quelle que soit la faute, où qu'elle soit commise, c'est le même pays ou la même famille qui paye, innocente ou coupable. Je connais une mère de sept enfants qui avait l'habitude de fesser toujours le même, c'était une mère divine. Cela correspond bien à ce que nous pensons des dieux, que ce sont des boxeurs aveugles, des fesseurs aveugles, tout satisfaits de retrouver les mêmes joues à gifle et les mêmes fesses. On peut même s'étonner, si l'on estime l'ahurissement que comporte un éveil soudain de la béatitude, que leurs coups ne soient pas plus divagants... Que ce soit la femme du juste qu'assomme un volet par grand vent, et non celle du parjure, que l'accident s'acharne sur les pèlerinages et non sur les bandes, en général, c'est toujours l'humanité qui prend... Je dis en général. On voit parfois les corneilles ou les daims succomber sous des épidémies inexplicables : c'est peutêtre que le coup destiné aux hommes a porté trop haut ou trop bas. Quoi qu'il en soit, il est hors de doute que la règle première de tout chef d'un État est de veiller férocement à ce que les dieux ne soient point secoués de cette léthargie et de limiter leurs dégâts à leurs réactions de dormeurs, ronflement ou tonnerre. LE MENDIANT. - Bravo, c'est très clair ! J'ai très bien compris ! ÉGISTHE. - J'en suis ravi. - 27 - LE MENDIANT. - C'est la vérité même. Un exemple. Voyez, pour ceux qui marchent sur les routes. Il y a des époques où tous les cent pas vous trouvez un hérisson mort. Ils traversent les routes la nuit, par dizaines, hérissons et hérissonnes qu'ils sont, et ils se font écraser... Vous pensez, les veilles de foire. Vous me direz qu'ils sont idiots, qu'ils pouvaient trouver leur mâle ou leur femelle de ce côté-ci de l'accotement. Je n'y peux rien : amour pour les hérissons consiste d'abord à franchir une route... Qu'est-ce que diable je voulais dire ?... J'ai perdu mon fil... Continuez... Cela me reviendra... ÉGISTHE. - En effet ! Qu'est-ce qu'il veut dire ? LE PRÉSIDENT. - Si nous parlions d'Électre, seigneur ? ÉGISTHE. - Mais de quoi crois-tu que nous parlions, de notre charmante petite Agathe ? Nous ne parlons que d'Électre, président, de la nécessité où je suis pour votre bonheur à tous, de distraire Électre de la famille royale... Pourquoi, depuis que je suis régent, alors que les autres villes se consument dans les dissensions, les autres citoyens dans les crises morales, sommes-nous seuls satisfaits des autres et de nous-mêmes ? Pourquoi chez nous cet afflux de richesse ? Pourquoi dans Argos seulement le prix des matières premières est-il au plus haut et les prix des objets de détail au plus bas ? Pourquoi exportons-nous plus de vaches et pourquoi cependant le beurre diminue-t-il ? Pourquoi les orages survolent-ils nos vignes, les hérésies nos temples, les fièvres aphteuses nos étables... Parce que, dans la cité, j'ai mené une guerre sans merci à ceux qui faisaient signe aux dieux... LE PRÉSIDENT. - Qu'appelez vous faire signe aux dieux, Égisthe ? LE MENDIANT. - Voilà ! J'ai retrouvé ! - 28 - ÉGISTHE. - Vous avez retrouvé quoi ? LE MENDIANT. - Mon histoire, le fil de mon histoire... Je parlais de la mort des hérissons... ÉGISTHE. - Une minute, voulez-vous. Nous parlons des dieux. LE MENDIANT. - Comment donc !... C'est une question de préséance : les dieux d'abord, les hérissons ensuite... Je me demande seulement si je me rappellerai. ÉGISTHE. - Il n'est pas deux façons de faire signe, président : c'est se séparer de la troupe, monter sur une éminence, et agiter sa lanterne ou son drapeau. On trahit la terre comme on trahit une place assiégée, par des signaux. Le philosophe les fait, de sa terrasse, le poète ou le désespéré les fait, de son balcon ou de son plongeoir. Si les dieux depuis dix ans, n'arrivent point à se mêler de notre vie, c'est que j'ai veillé à ce que les promontoires soient vides et les champs de foire combles, c'est que j'ai ordonné le mariage des rêveurs, des peintres et des chimistes ; c'est que, pour éviter de créer entre nos citoyens ces différences de race morale qui ne peuvent manquer de colorer différemment les hommes aux yeux des dieux, j'ai toujours feint d'attribuer une importance énorme aux délits et dérisoire aux crimes. Rien n'entretient mieux la fixité divine que la même atmosphère égale autour des assassinats et des vols de pain. Je dois reconnaître que sur ce point la justice des tribunaux m'a abondamment secondé. Et toutes les fois où j'ai été obligé de sévir, de là-haut on ne l'a point vu. Aucune de mes sanctions n'a été assez voyante pour permettre aux dieux l'ajustement de leur vengeance. Pas d'exil. Je tue. L'exilé a la même tendance à grimper les chemins escarpés que la coccinelle. Et je ne monte pas mes supplices en évidence. Alors que nos pauvres villes voisines se trahissent elles-mêmes en érigeant leur gibet au faîte - 29 - des collines, moi je crucifie au fond des vallées. Et maintenant, j'ai tout dit sur Électre... LE JARDINIER. - Qu'avez-vous dit ? ÉGISTHE. - Qu'il n'y a plus présentement dans Argos qu'un être pour faire signe aux dieux, et c'est Électre... (Au mendiant qui s'agite entre les invités)... Que se passe-t-il ? LE MENDIANT. - Il ne se passe rien, mais il vaut mieux que je vous sorte mon histoire maintenant... Dans cinq minutes, comme vous parlez, elle n'aura plus de sens du tout. C'est pour confirmer ce que vous dites ! De ces hérissons écrasés, vous en voyez des dizaines qui ont bien l'air d'avoir eu une mort de hérissons. Leur museau aplati par le pied du cheval, leurs piquants éclatés sous la roue, ce sont des hérissons crevés et c'est tout. Ils sont crevés, en raison de la faute originelle des hérissons, qui est de traverser les chemins départementaux ou vicinaux sous prétexte que la limace ou l'oeuf de perdrix a plus de goût de l'autre côté, en réalité pour y faire l'amour des hérissons. Cela les regarde. On ne s'en mêle pas. Et soudain vous en trouvez un, un petit jeune, qui n'est pas étendu tout à fait comme les autres, bien moins salement, la petite patte tendue, les babines bien fermées, bien plus digne, et celui-là on a l'impression qu'il n'est pas mort en tant que hérisson, mais qu'on l'a frappé à la place d'un autre, à votre place. Son petit oeil froid, c'est votre oeil. Ses piquants, c'est votre barbe. Son sang, c'est votre sang. Je les ramasse toujours ceux-là, d'autant plus que ce sont les plus jeunes, les plus tendres à manger. Passé un an, le hérisson ne se sacrifie plus pour l'homme... Vous voyez que j'ai bien compris. Les dieux se sont trompés, ils voulaient frapper un parjure, un voleur, et ils vous tuent un hérisson... Un jeune... ÉGISTHE. - Très bien compris. - 30 - LE MENDIANT. - Et ce qui est vrai pour les hérissons, c'est vrai pour les autres espèces. LE PRÉSIDENT. - Bien sûr ! Bien sûr ! LE MENDIANT. - Comment, bien sûr ? C'est complètement faux. Prenez la fouine. Tout président du tribunal que vous êtes, vous n'allez pas prétendre que vous avez vu des fouines mourir pour vous ? ÉGISTHE. - Vous permettez que nous continuions à parler d'Électre ? LE MENDIANT. - Parlez ! Parlez ! D'ailleurs, réciproquement, je dois dire que quand vous voyez des hommes morts, beaucoup ont l'air d'être morts pour des boeufs, des porcs, des tortues, et pas beaucoup pour les...