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Giraudoux, Électre: Extrait de l'Acte I, scène 2

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

LE PRÉSIDENT. — Cette enfant elle-même voit le défaut de votre argument. Sur nos fautes, nos manques, nos crimes, si Jr la vérité, s'amasse
journellement une triple couche de terre, qui étouffe leur pire virulence : l'oubli, la mort, et la justice des hommes. Il est fou de ne pas s'en remettre à eux. C'est horrible, un pays où, par la faute du redresseur de torts solitaire, on sent les fantômes, les tués en demi-sommeil, où il n'y a jamais remise pour les défaillances et les parjures, où imminent toujours le revenant et le vengeur. Quand il a sommeil des coupables continue, après la prescription légale, à être plus agité que le sommeil des innocents, une société est bien compromise. A voir Électre je sens s'agiter en moi les fautes que j'ai commises au berceau.

AGATHE. — Moi, mes futures fautes. Je n'en commettrai jamais, chéri. Tu le sais bien. Surtout cet adultère, comme tu t'entêtes à le nommer... Mais elles me tourmentent déjà.

LE JARDINIER. — Moi, je suis un peu de l'avis d'Électre. Je n'aime

pas beaucoup les méchants. J'aime la vérité.

LE PRÉSIDENT. — La sais-tu, la vérité de notre famille, pour lui réclamer ainsi le grand jour ! Famille tranquille, estimée, en pleine ascension — tu ne me contrediras pas si j'avance que tu en es le rameau le plus médiocre —, mais je sais par expérience qu'il convient de ne pas s'aventurer plus sur de pareilles façades que sur la glace. Je ne te donne pas dix jours, si Électre devient notre cousine, pour qu'il soit découvert — j'invente au hasard — que notre vieille tante a étranglé jeune fille son nouveau-né, pour qu'on le révèle à son mari, et, afin de calmer cet énergumène, qu'on ne doive plus rien lui celer des attentats à la pudeur de son grand-père. Cette petite Agathe, qui est pourtant la gaieté même, n'en dort plus. Tu es le seul à ne pas le voir, le truc d'Égisthe. Il veut repasser sur la famille des Théocathoclès tout ce qui risque de jeter quelque jour un lustre fâcheux sur la famille

des Atrides.

Giraudoux, Électre, Le Livre de Poche ©Bernard Grasset, 1937, p. 23-24.

 

 

« est un reflet atténué, le sommeil préserve la paix des médiocres.

Son idéal est une société qui « dort » : il s'émeut àl'idée que les coupables puissent avoir le sommeil « agité », et que sa sotte épouse ne « dort plus ». La justice des hommes Pourquoi la «justice des hommes » sert-elle la cause de la médiocrité? Parce qu'elle est imparfaite et limitée.

Elles'oppose à la «justice intégrale » qu'incarne Électre.

Cette «justice des hommes» est en fait un assemblage de loisjuridiques, faites par des médiocres : elle comporte notamment la « prescription légale », qui impose, comme l'oubliet la mort, une limite à la punition des crimes.

Rappelons que la prescription est une limite de temps au-delà delaquelle on ne peut plus être condamné pour un délit, quel qu'il soit. D'autre part, le pluriel du mot « hommes» revêt une grande importance, dans la formule «justice des hommes».Cette dernière est un système juridique créé par la société, qui a intérêt à préserver l'intérêt collectif.

Or celui-ciest avant tout, selon le Président, la tranquillité.

À cet intérêt collectif s'oppose l'intérêt particulier du «redresseurde torts solitaire », lequel obéit à une autre justice, de nature absolue : c'est bien sûr le cas d'Électre. II.

Électre, agente de la justice intégrale En quoi la «justice intégrale » représentée par Électre diffère-t-elle du légalisme hypocrite défendu par le Président ?D'une part elle est éternelle, d'autre part elle est implacable ; enfin, elle vise à faire éclater, coûte que coûte, lavérité. Une justice éternelle Contrairement à la «justice des hommes » dont le Président faisait l'éloge, la justice que sert Électre n'est paslimitée dans le temps.

Ni l'oubli ni la mort ne mettent un terme à son action.

Étant d'inspiration divine, cette justiceest éternelle : ni le passé, ni même l'avenir ne lui échappent.

Le Président craint d'être sanctionné pour les fautesqu'il a « commises au berceau » ; Agathe, sa volage épouse, craint pour ses « fautes futures ».

Il n'existe aucune «prescription légale » aux yeux de cette Justice supérieure : les crimes les plus lointains risquent d'être dévoilés,comme ceux qu'ont peut-être commis jadis les « vieilles tantes » et les « grands-pères ». Une justice implacable Aucune famille, aucun couple ni aucun individu, d'après le Président, ne sont assez parfaits pour résister à cettejustice implacable.

Toute famille, notamment, cache de noirs secrets derrière ses « façades » respectables, mêmecelle des Atrides, contrairement à ce que semble croire l'Étranger — c'est-à-dire Oreste, un membre de ce clan. Il est vain de tenter d'échapper à cette justice implacable.

C'est pourquoi le Président définit le stratagèmed'Égisthe — qui, en mariant Électre à un membre des Théocathoclès espère détourner l'action justicière de laprincesse sur cette famille—comme un simple « truc ».

En plaçant ce mot de « truc » dans la bouche du Président,Giraudoux suggère que la ruse d'Égisthe n'est qu'une petite manœuvre dérisoire, qui n'a aucune chance de déjouer lajustice supérieure dont Électre est l'agente humaine, et qui fera éclater au grand jour la vérité. La vérité La tranquillité dont rêve le Président est fondée sur le secret et l'hypocrisie.

Pour lui, la vérité est bien cet «ennemile plus redoutable au monde».

On voit, dans ce passage, que les individus se divisent en deux catégories : ceux qui,comme le Jardinier, « aime[nt] la vérité », et ceux qui, pareils au Président, estiment le mensonge nécessaire à lapaix sociale.

C'est pourquoi, dans le discours de ce dernier, la lumière — symbole de la vérité — possède uneconnotation négative.

Il craint que « le grand jour» ne soit fait sur sa famille.

De même, il devine qu'Égisthe veutéviter qu'Électre n'apporte des révélations qui jetteraient sur les Atrides un « lustre », c'est-à-dire un éclat, unebrillance.

Tout lustre est « fâcheux », en un sens : mieux vaut, pour préserver la paix, l'obscurité qu'apporte «unetriple couche de terre» et le sommeil que permet la nuit. Deux conceptions de l'homme s'opposent ici, à travers la figure — absente, mais évoquée — d'Électre, et lepersonnage du Président.

Ce dernier accepte la médiocrité humaine comme un fait incontournable ; or, une humanitémédiocre a besoin d'une justice indulgente.

Électre, au contraire, appuyée par le Jardinier, témoigne d'une exigencemorale qui reflète une plus haute conception de l'homme et de ses devoirs.

En cela, elle ressemble comme unejumelle à l'Antigone de Jean Anouilh.. »

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