Giraudoux, "Electre", Acte 1, scène 8, Livre de poche (Grasset), pp. 61-63
Publié le 06/10/2010
Extrait du document
LE MENDIANT, ÉLECTRE, ORESTE
ORESTE. Pourquoi hais-tu à ce point notre mère, Électre?
ÉLECTRE. Ne parle pas d'elle, surtout pas d'elle. Imaginons une minute, pour notre bonheur, que nous ayons été enfantés sans mère. Ne parle pas. ORESTE. J'ai tout à te dire.
ÉLECTRE. Tu me dis tout par ta présence. Tais-toi. Baisse les yeux. Ta parole et ton regard m'atteignent trop durement, me blessent. Souvent je souhaitais, si jamais un jour je te retrouvais, de te retrouver dans ton sommeil. Retrouver à la fois le regard, la voix, la vie d'Oreste, je n'en puis plus. Il eût fallu que je m'entraîne sur une forme de toi, d'abord morte, peu à peu vivante. Mais mon frère est né comme le soleil, une brute d'or à son lever... Ou que je sois aveugle, et que je regagne mon frère sur le monde à tâtons... Ô joie d'être aveugle, pour la sœur qui retrouve son frère. Vingt ans mes mains se sont égarées sur l'ignoble ou sur le médiocre, et voilà qu'elles touchent un frère. Un frère où tout est vrai. Il pourrait y avoir, insérés dans cette tête, dans ce corps, des fragments suspects, des fragments faux. Par un merveilleux hasard, tout est fraternel dans Oreste, tout est Oreste !
ORESTE. Tu m'étouffes.
ÉLECTRE. Je ne t'étouffe pas... Je ne te tue pas... Je te caresse. Je t'appelle à la vie. De cette masse fraternelle que j'ai à peine vue dans mon éblouissement, je forme mon frère avec tous ses détails. Voilà que j'ai fait la main de mon frère, avec son beau pouce si net. Voilà que j'ai fait la poitrine de mon frère, et que je l'anime, et qu'elle se gonfle et expire, en donnant la vie à mon frère. Voilà que je fais son oreille. Je te la fais petite, n'est-ce pas, ourlée, diaphane comme l'aile de la chauve-souris ?... Un dernier modelage, et l'oreille est finie. Je fais les deux semblables. Quelle réussite, ces oreilles ! Et voilà que je fais la bouche de mon frère, doucement sèche, et je la cloue toute palpitante sur son visage... Prends de moi ta vie, Oreste, et non de ta mère ! ORESTE. Pourquoi la hais-tu?... Écoute! ÉLECTRE. Qu'as-tu? Tu me repousses? Voilà bien l'ingratitude des fils. Vous 30 les achevez à peine, et ils se dégagent, et ils s'évadent. ORESTE. Quelqu'un nous surveille, de l'escalier... ÉLECTRE. C'est elle, c'est sûrement elle. C'est la jalousie ou la peur. C'est notre mère. LE MENDIANT. Oui, oui, c'est bien elle. LE MYTHE ANTIQUE DANS ÉLECTRE DE GIRAUDOUX ÉLECTRE. Elle se doute que nous sommes là, à nous créer nous-mêmes, à nous libérer d'elle. Elle se doute que ma caresse va t'entourer, te laver d'elle, te rendre orphelin d'elle... Ô mon frère, qui jamais pourra me donner le même bienfait? ORESTE. Comment peux-tu ainsi parler de celle qui t'a mise au monde! Je suis moins dur pour elle, qui l'a été tant pour moi! ÉLECTRE. C'est justement ce que je ne peux supporter d'elle, qu'elle m'ait mise au monde. C'est là ma honte. Il me semble que par elle je suis entrée dans la vie d'une façon équivoque et que sa maternité n'est qu'une complicité qui nous lie. J'aime tout ce qui, dans ma naissance, revient à mon père. J'aime comme il s'est dévêtu, de son beau vêtement de noces, comme il s'est couché, comme tout d'un coup pour m'engendrer il est sorti de ses pensées et de son corps même. J'aime à ses yeux son cerne de futur père, j'aime cette surprise qui remua son corps le jour où je suis née, à peine perceptible, mais d'où je me sens issue plus que des souffrances et des efforts de ma mère. Je suis née de sa nuit de profond sommeil, de sa maigreur de neuf mois, des consolations qu'il prit avec d'autres femmes pendant que ma mère me portait, du sourire paternel qui suivit ma naissance. Tout ce qui est de cette naissance du côté de ma mère, je le hais.
Pour sauver sa soeur d'un mariage qu'il juge indigne d'elle, Oreste a évincé le jardinier et pris sa place d'époux, avant de révéler à Électre sa véritable identité. Électre, qui ne manque pas une occasion de défier sa mère, s'est empressée de lui présenter son nouveau mari, déclinant son offre de revenir auprès d'elle vivre au palais. Le frère et la soeur se retrouvent alors face à face et célèbrent leurs retrouvailles, sous le regard attentif du Mendiant.
«
dans un premier temps elle exprime son émerveillement de retrouver le frère perdu, en des termes empruntésau vocabulaire amoureux (l.
5 à 16) ;
puis son exaltation s'accroît : elle s'imagine donnant à Oreste sa forme et sa substance, de manière àremplacer leur mère (l.
18 à 27) ; — enfin, elle évoque sa haine pour Clytemnestre (l.
38 à 50) : celle-ci n'estque l'envers de son amour exclusif pour son père.
Le duo fraternel
Les trois longues tirades d'Électre sont à peine interrompues par les répliques, extrêmement brèves, de son frère : ledéséquilibre du dialogue reflète le rapport de forces qui s'instaure entre les personnages.
Déséquilibre de la parole.
Le dialogue est impossible à cause des tirades d'Électre qui monopolise la parole.
Oreste est réduit à ne prononcer que quelques phrases courtes ( « Tu m'étouffes»).
Les questions d'Oreste, qui restent sans réponse («Pourquoi hais-tu à ce point notre mère, Électre ? », «Pourquoi la hais-tu ? »), sa volonté de s'exprimer («J'ai tout à te dire») se heurtent au silence imposé par sa soeur ( « Ne parle pas», «Tais-toi »).
Un discours amoureux détourné par Électre, à la fois sur la mère détestée et sur le frère, adoré comme un amant :
jalousie à l'égard de la mère considérée comme une rivale ( «Ne parle pas d'elle, surtout pas d'elle», «C'est la jalousie ou la peur ») ;
— allusion au «bonheur» lié à la présence du frère ; vocabulaire de la souffrance amoureuse due à la présence de l'aimé, thème de l'attente : « Tu me dis tout par ta présence», «Ta parole et ton regard m'atteignent trop durement, me blessent», «Souvent je souhaitais, si jamais un jour je te retrouvais [...]», «caresse», «éblouissement».
Fantasmes de création.
Électre, portée par son exaltation, se pose comme la créatrice de son propre frère, comme le serait un artiste modelant une statue, mais aussi comme l'est une mère donnant la vie à son enfant :
Électre-artiste, véritable Pygmalion de son frère, qui veut donner vie à ce qui est inerte : « il eût fallu que je m'entraîne sur une forme de toi, d'abord morte, peu à peu vivante», «De cette masse fraternelle je formemon frère avec tous ses détails».— métaphore de la statue ( «une brute d'or « fragments »), importance du toucher, de la main qui façonne ( «à tâtons», « aveugle», « mains», « touchent », « modelage») et de la matière (« or»,.
« masse fraternelle »).
Étapes de la création artistique ( « Voilà que j'ai fait [...] Voilà que je fais»).
admiration de l'artiste devant son œuvre ou de la mère devant son nouveau-né: « Quelle réussite, ces oreilles ! »;
enfantement imaginaire du frère et, par extension, d'elle-même ( « nous créer nous-mêmes »): mère de son frère en imagination et en paroles, Électre reprend les discours des mères ( « Voilà bien l'ingratitude des fils», «Prends de moi ta vie, Oreste, et non de ta mère ! »).
Un nouveau sens est donné aux expressions «Je t'appelle à la vie», «J'ai fait ».
Il y a une nostalgie de la pureté : évocation de la matière noble (or, peut-être le marbre de la statue), de l'enfance.
Discours sur la haine
Mort symbolique de la mère.
Avant même le meurtre qui achèvera la pièce, Électre exprime symboliquement la mort de Clytemnestre, à travers haine et fantasmes :
rêve de la condition d'orphelin : «Imaginons [...] que nous ayons été enfantés sans mère», « te rendre orphelin d'elle».
La naissance, la séparation vécues comme libération : « Vous les achevez à peine, et ils se dégagent, et ils s'évadent», « nous libérer d'elle»;
— désir de purification : « Vingt ans mes mains se sont égarées sur l'ignoble ou sur le médiocre», « te laver d'elle», «façon équivoque», « C'est là ma honte».
Déclaration d'amour au père défunt, exprimée par Électre de façon très physique, excessive, quasi érotique (conformément à ce que la psychanalyse, puisant dans le mythe antique, appelle le « complexe d'Œdipe » — voirApproche 2, p.
211 —, même si l'auteur repoussait toute interprétation psychanalytique) :
fantasme d'une naissance par le père (comme certains enfants de Zeus?) : transfert des signes maternels sur.
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