GIONO Jean Ferdinand : sa vie et son oeuvre

La prose lyrique, rythmée comme un poème, apparaît dès Colline; elle se dépouille dans les textes courts de Solitude de la pitié, par exemple, ou dans les nouvelles de l'Eau vive, de Faust au village. L’autobiographie est illustrée par Jean le Bleu, et le récit à la première personne se retrouvera dans Fragments d'un paradis. La vivacité du conte oral, avec ses multiples digressions, est la matière même de Un de Baumugnes ou de Noé. La narration devient elliptique avec les romans du Hussard sur le toit, où l’analyse psychologique d’Angelo emprunte à Stendhal le détachement, l’ironie, la désinvolture.

Il y a donc loin, au niveau de l’écriture, des archaïsmes un peu recherchés de Naissance de l'Odyssée, du flux perpétuel des métaphores des premiers romans où la nuit « couvre le monde de ses ailes », où le petit montagnard regarde « s’endormir devant [lui] la marée immobile des terres hautes » (Jean le Bleu), à la sécheresse allusive des « chroniques » où l’auteur multiplie les points de vue et décrit, en usant du style indirect, les sentiments de ses personnages, puis à l'humour noir qui apparaît dans les Âmes fortes. Le ton parfois biblique, proche de la parabole, donnait à certaines répliques de

Regain un caractère mélodramatique qui fait aujourd’hui sourire et que le film de Marcel Pagnol devait accentuer (par exemple, Arsule s’extasiant sur la charrue qui va permettre à Panturle son premier labour : « Oh! elle fait, ça c’est beau; on dirait un devant de barque »). Si ce ton s’estompe progressivement, le symbole reste au cœur de la création littéraire chez Giono : jusque dans le Hussard sur le toit, la nature, pourtant hostile, a un visage humain (les talus sont « brûlés jusqu’à l’os », la route « serpente à coups de reins », etc.), et, si le mal y est intériorisé derrière l’image d’une épidémie de choléra, une même tristesse ontologique relie les œuvres de la maturité, très noires, à l’apparent rayonnement des romans du début, où la nature, quoique omniprésente et insufflant vie et espoir à l’homme, était cependant ressentie par celui-ci comme radicalement autre, violente, énigmatique. D’où l’échec de Bobi pour rétablir le paradis sur terre dans Que ma joie demeure, au titre trompeur, et le sentiment universel, dans l’ensemble de l’œuvre, du tragique de la création. Cette angoisse qui caractérise la vision du monde de Giono n'exclut pas un profond courant vitaliste dont l’optimisme fondamental transparaît précisément dans le bonheur de l’écriture.

GIONO Jean Ferdinand (1895-1970). Giono est avant tout romancier. D’une œuvre abondante et multiforme (poèmes, pièces de théâtre, scénarios de cinéma, textes de combat, essais) la postérité aura essentiellement retenu les romans, récits et nouvelles, où Giono apparaît comme un conteur inlassable, toujours prêt à tirer de son univers imaginaire des « histoires » aux résonances souvent allégoriques mais très vivantes et apparemment réalistes. Ce qui caractérise Giono et fait l’unité de son œuvre, c’est sans aucun doute le don de la narration.

On s’accorde généralement à considérer trois étapes dans son itinéraire romanesque : des premières œuvres, imprégnées de culture biblique et grecque, seraient nées une morale et une conception du monde qui firent le succès de Giono pour les générations de l’avant-guerre, en quête de valeurs spirituelles. Après la longue période qui couvre la mobilisation, la guerre puis la Libération, l’écrivain aurait adopté une nouvelle manière, moins didactique mais plus pessimiste et violente, où la narration devient davantage alerte et elliptique : c’est le ton Stendhalien des « chroniques » et du Hussard sur le toit. Si ces distinctions rendent assez bien compte de l’évolution stylistique de Giono, il convient toutefois de ne pas tomber dans un schématisme exagéré qui risquerait d’aboutir à une méconnaissance de la profonde unité thématique de l’œuvre.

Manosque, une Provence imaginaire

Né dans une famille modeste d'origine en partie italienne et de tradition laborieuse, Jean Giono fut de bonne heure contraint de travailler — d'abord comme employé de banque — dans son bourg natal. Manosque. Mais c’est avant tout le côtoiement de bergers (le plus vieux métier du monde, Giono se plaisait à le rappeler), à l’occasion de vacances passées dans la solitude désertique, un peu effrayante pour un enfant, de la haute Provence, qui devait décider de la vocation littéraire (originellement poétique) du jeune Giono. C’est en effet dans le cadre naturel et sauvage de ces plateaux qu’il éprouvera le mélange d'angoisse et de fascination devant le mystère du monde dont ses lectures classiques (une Bible [cf. l’épisode du don idéalisé dans l’autobiographie fictive Jean le Bleu], l'Iliade, puis les tragiques grecs : pour l’employé pas très argenté, les ouvrages des « Classiques Garnier » sont les plus abordables) allaient lui donner une confirmation mythique. Redécouvrant l’inquiétude panique qui est le propre de l'homme vivant au contact de la nature, Giono a en même temps la révélation des légendes antiques et des créations artistiques qui tentent de rétablir un pont entre l'homme et le cosmos. De cette grande nature, Giono se sent à la fois proche et exclu. Cette veine dionysiaque, surtout sensible dans les premiers textes (Naissance de 1'Odyssée, Présentation de Pan), se retrouvera néanmoins à travers l’ensemble de l'œuvre.

La Grande Guerre, où Giono, jeune recrue participant aux épisodes les plus meurtriers, allait se trouver confronté au double drame du déracinement et de la barbarie (cf. les scènes apocalyptiques du Grand Troupeau), devait conforter son attachement à la littérature, seule possibilité d’évasion dans un monde dominé par le mal (un exemplaire de la Chartreuse de Parme ne le quitte pas durant toute la guerre des tranchées), à la Provence ensoleillée (ce « Sud imaginaire » où il situera la plupart de ses romans jusqu’aux « chroniques »), patrie du rêve plus encore que de l’observation réaliste, enfin à l'affirmation définitive d’un pacifisme sans compromission (cf. le pamphlet Refus d'obéissance, publié en 1937) et à la condamnation de la civilisation moderne du progrès et de l'industrie qui, selon lui, conduit irrémédiablement à l'engagement militaire.

Giono maître à penser : le gionisme

Les lecteurs de Colline, du Chant du monde, de Que ma joie demeure, etc., voient alors en Giono le pourfendeur d'un Occident en crise, le théoricien de l’échec d'une bourgeoisie qui rêvait de maîtriser la nature, et le prophète d'une ère nouvelle dont les Vraies Richesses constituent le credo. De fait, Giono lui-même, dans sa préface à cet ouvrage, signée en janvier 1936 de Manosque, n’hésite pas à reprendre les stéréotypes rousseauis-tes : « Les bêles sauvages sont admirables. Un renard saute deux mètres en hauteur, tant qu’il veut. Le cœur d’un oiseau est une merveille. Le poumon des canards sauvages est une joie et une richesse formidable pour le canard. La société construite sur l’argent détruit les récoltes, détruit les bêtes, détruit les hommes, détruit la joie, détruit le monde véritable, détruit la paix, détruit les vraies richesses ». Inconscient des naïvetés du cliché, emporté par sa générosité de poète, Giono fonde ainsi, malgré lui. le culte païen d’un retour à la nature dont Regain est l'allégorie transparente et qui sera concrétisé, à partir de 1935, par les activités collectives antifascistes (vite transformées en pèlerinage) et le style de vie des communautés contadouriennes.

Paradoxalement, Giono se retrouvera donc le chantre d'un paysannat utopique où la droite puisera ses mythes. Son « engagement » lui vaudra d’être emprisonné deux fois au moment de la Seconde Guerre mondiale : en 1939 comme antimilitariste; en 1945 comme vichyssois. Mais réduire Giono à un rôle de guide moral, ce serait ne retenir de l’œuvre que la tendance au message — certes très sensible dans les années 30 — et ignorer à la fois la richesse stylistique de l'écrivain et l'unité profonde de ses écrits.

Giono écrivain : les multiples visages de l'œuvre romanesque

Une première constatation s'impose : il n’est pas un type de récit qui n'ait été abordé avec succès par Giono.