Gérard de NERVAL, Sylvie, chap. VIII.
Publié le 20/02/2011
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Je suis entré au bal de Loisy à cette heure mélancolique et douce encore où les lumières pâlissent et tremblent aux approches du jour. Les tilleuls, assombris par en bas, prenaient à leurs cimes une teinte bleuâtre. La flûte champêtre ne luttait plus si vivement avec les trilles du rossignol. Tout le monde était pâle, et, dans les groupes dégarnis, j'eus peine à rencontrer des figures connues. Enfin j'aperçus la grande Lise, une amie de Sylvie. Elle m'embrassa. « Il y a longtemps qu'on ne t'a vu, Parisien ! dit-elle. — Oh oui ! longtemps. — Et tu arrives à cette heure-ci ? — Par la poste. — Et pas trop vite ! — Je voulais voir Sylvie ; est-elle encore au bal ? — Elle ne sort qu'au matin ; elle aime tant à danser. « En un instant j'étais à ses côtés. Sa figure était fatiguée ; cependant son œil noir brillait toujours du sourire athénien d'autrefois. Un jeune homme se tenait près d'elle. Elle lui fit signe qu'elle renonçait à la contredanse suivante. Il se retira en saluant. Le jour commençait à se faire. Nous sortîmes du bal, nous tenant par la main. Les fleurs de la chevelure de Sylvie se penchaient dans ses cheveux dénoués ; le bouquet de son corsage s'effeuillait aussi sur les dentelles fripées, savant ouvrage de sa main. Je lui offris de l'accompagner chez elle. Il faisait grand jour mais le temps était sombre. La Thève bruissait à notre gauche, laissant à ses coudes des remous d'eau stagnante où s'épanouissaient les nénuphars jaunes et blancs, où éclatait comme des pâquerettes la frêle broderie des étoiles d'eau. Les plaines étaient couvertes de javelles et de meules de foin, dont l'odeur me portait à la tête sans m'enivrer, comme faisait autrefois la fraîche senteur des bois et des halliers d'épines fleuries.
Gérard de NERVAL, Sylvie, chap. VIII.
Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez, par exemple, étudier comment l'auteur associe dans cette page les thèmes de la nature, du temps et de l'amour. plan détaillé
«
» sans doute parce qu'elle est flamme dansante : « elle aime tant danser », rappelle son amie « la grande Lise ».— Malgré cette ardeur de vie qui est toujours la sienne « sa figure était fatiguée.
»• Plus nette encore est la dégradation de ce qui la pare, objets naturels ou fabriqués :« les fleurs (d'ornement de sa chevelure) se penchaient »,les « cheveux » étaient « dénoués »,« le bouquet de son corsage s'effeuillait aussi »,• « les dentelles » même, — qu'elle soigne particulièrement, car elle était fine dentellière avant de devenir gantière,et qu'elle porte parce qu'elles sont « savant ouvrage de sa main », — sont «fripées ».• En une seule période de deux éléments : « Les fleurs de la chevelure.., de sa main », tout le travail des heures dedanse et d'agitation, d'une fête qui est maintenant à peu près finie, passée, se trouve concentré.• Car le Temps s'écoule, sans ambages.
En trois paragraphes, l'heure a tourné rapidement.
Quand Gérard était «entré au bal de Loisy », ce n'était pas encore l'aube ; elle pointait déjà quand les jeunes gens « sorti[rent] du bal »; « il faisait grand jour » quand il lui « offri[t] de l'accompagner chez elle ».• Ce qui frappe donc c'est l'extrême rapidité de cette marche du Temps.
C'est son avancée irrépressible qui scandela dégradation des états humains : réunion où les « groupes » se sont « dégarnis », états d'âme noyés de souvenirs,de : « comme faisait autrefois...
», souvenirs où le Temps joue un rôle de transformation telle que la réalité apportepresque toujours déception.• Dans la suite du chapitre et dans les suivants, cette déformation sera accompagnée de la révélation qu'êtres etchoses ont changé : plus de fabriques de dentelle, mort de la vieille tante et surtout amour de Sylvie : « Vous nem'aimez plus ! » se plaindra Gérard.
— « Que n'êtes-vous venu alors ! » regrettera-t-elle quelques instants, enécho...
II.
Une douce mélancolie.
• Mais elle a déjà précisé : « Mon ami, il faut se faire raison : les choses ne vont pas comme nous voulons dans lavie.
»• Car elle est très raisonnable.
Il la compare à Athéna, déesse de la sagesse.• Aussi la nostalgie qui saupoudre le texte restera-t-elle douce.• Elle est certaine, cependant :— d'abord aidée par la « mélancolie » de « l'heure », — ...
que les éléments naturels accentuent : « tilleulsassombris par en bas », à « cimes [d']une teinte bleuâtre » ; une telle vision provoquée par le « tremble-[ment] »,l'instabilité même de la luminosité de ce qui n'est pas encore l'aube, ne peut que prédisposer à un état inquiet del'âme ;— de plus la quête de Gérard est compliquée matériellement parce que c'est bientôt la fin du bal et que les «groupes » sont « dégarnis », qu'il a « peine à rencontrer des figures connues » dont il obtiendrait indications etrenseignements —> une certaine crainte implicite de ne pas trouver Sylvie ;— mais surtout parce que la jeune fille vers laquelle il s'est hâté si impatiemment a été sublimée par ses souvenirs.
«La Sylvie dont Gérard se souvient n'est pas tout à fait la vraie Sylvie » (R.
Jean), figure mi-vivante, mi-rêvéerecomposée par le choix instinctif établi dans ses évocations.• D'où cette impatience : «Je voulais voir Sylvie », phrase essentielle, but non seulement du voyage nocturne, mais,pense-t-il alors, de sa vie même.• Or cette expression est affadie par le dialogue creux, plaisanteries de bal, échange banal de retrouvailles, dudialogue avec Lise, spécialement ses réponses à lui : « oh oui ! longtemps », et « par la poste », si secondaires,mais tendues —, tandis que Lise plaisante, elle, gentiment, et le taquine, — à côté de la question de base : « est-elle encore au bal ? ».• Toute la première rencontre va donc se faire sous le signe du passé.
Chaque élément présent prend référencedans ce passé, s'établissant en parallélismes insensibles où tout, d'ailleurs, est à l'avantage de ce passé parfait.• La teinte est donnée par la répétition de : « autrefois » (2e et 3e paragraphes).• Certaines expressions déjà utilisées dans des chapitres précédents, où étaient racontés des épisodes vécusauparavant, sont reprises en évocation.• Tel était le portrait de Sylvie (chap.
II) : « une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche avec ses yeuxnoirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée ».• Certaines caractéristiques du portrait sont reprises ici : « son oeil noir brillait toujours du sourire athéniend'autrefois » ; ce sont donc la couleur des yeux, la brillance du regard, la sagesse du sourire de celle qu'il appelle «la fée des légendes », qui cependant porte un prénom romain (Silva = forêt) et qui correspond pour lui à une déessegrecque Athéna : mélange des époques comme mélange ou contraste des années.
Car le contraste est établi iciavec le présent où la « figure » de Sylvie est « fatiguée ».• Implicitement aussi les circonstances passées sont comparées à celles qu'il vit au bal de Loisy.• Dans la fête déguisée en Voyage à Cythère (chap.
IV), Sylvie était libre et ; — bien qu'a Loisy elle fasse « signe »au « jeune homme [qui] se tenait près d'elle », « qu'elle renonçait à la contredanse suivante »,— bien qu'elle accepte d'être raccompagnée chez elle par Gérard,— son acceptation, qui n'est d'ailleurs pas précisée : elle est dans l'asyndète établie entre les deux phrases brèves,— cette absence même de paroles de la jeune fille, cette sécheresse des notations : «Je lui offris de l'accompagnerchez elle.
// Il faisait grand jour mais le temps était sombre.
», et en particulier cet accord qui peut semblerprémonitoire des éléments naturels (« le temps [...] sombre »), tout concourt à laisser entendre que le passé aperdu et qu'il est perdu.— Le « mais » de la 2e phrase courte est significatif, il contient toute la distance entre passé et présent..
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