G. APOLLINAIRE : LE CHANT D'AMOUR (commentaire)
Publié le 30/06/2012
Extrait du document

G. APOLLINAIRE
LE CHANT D'AMOUR
Voici de quoi est fait le chant symphonique de l'amour
Il y a le chant de l'amour de jadis
Le bruit des baisers éperdus des amants illustres
Les cris d'amour des mortelles violées par les dieux
Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avions
Le hurlement précieux de Jason
Le chant mortel du cygne
Et l'hymne victorieux que les premiers rayons du soleil ont fait chanter
à Memnon l'immobile
Il y a le cri des Sabines au moment de l'enlèvement
Il y a aussi les cris d'amour des félins dans les jongles
La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales
Le tonnerre des artilleries qui accomplissent le terrible amour des peuples
Les vagues de la mer où naît la vie et la beauté
Il y a là le chant de tout 1 'amour du monde
(Calligrammes, 1913-1916)
Commentaire du texte ---------------
Le titre peut laisser craindre un poème lyrique, qui viendrait s'ajouter
à tous ceux qui ont été écrits sur ce thème, ô combien traditionnel, de
l'amour. Il n'en sera rien, et la surprise que le lecteur va ressentir l'amènera
à se montrer particulièrement attentif à l'écriture d'Apollinaire. C'est
là tout

«
La surprise d'une cacophonie
De ce poème se dégage avant tout une série d'impressions sonores
très fortes,
en adéquation avec son titre.
Mais le bruitage qui nous parvient
par la double suggestion du lexique et des sonorités, relève plus de la ca
cophonie
que du chant- terme instinctivement associé à l'harmonie- et
c'est
ce premier décalage qui nous déconcerte.
Notre surprise provient de
ce contraste brutal entre le titre et le contenu, qui ne correspond en rien
à notre attente.
Apollinaire se soustrait au développement lyrique conven
tionnel
:au tendre murmure, au mode mineur, il préfère les sons éclatants,
et c'est sur le mode paroxystique qu'il prend à contrepied conventions,
lieux communs et stéréotypes.
Sans préavis, le lecteur se trouve immergé dans une "bande-son" to
nitruante et disharmonieuse.
Le lexique sonore est à la fois abondamment
et fortement représenté :"bruit des baisers 1 cris d'amour 1 hurlement 1
chant 1 hymne 1 cris 1 rumeur 1 tonnerre".
Comme un peintre, Apollinaire
décline toute la gamme des tonalités superlatives, et joue
sur la synes
thésie
pour solliciter la sensibilité de son lecteur : celui-ci "entend" le
poème au fur et à mesure qu'ille lit.
Il nous rappelle ainsi que la poésie est avant tout matériau sonore, et
la construction de celui-ci.
L'effet de dissonance que nous percevons
in
tuitivement coïncide avec un décalage esthétique, une prise de distance
affichée à l'égard des normes poétiques.
Et nous pouvons mesurer cet
écart, aux distances prises par le poète avec le ton et le lexique lyriques.
Se situant aux antipodes de l'expression platonicienne de l'amour, il se
joue des convenances, les transgresse à plaisir en multipliant les allusions
à des formes plus concrètes de l'amour
:"virilités érigées/cris d'amour /ru
meurs sourdes des
sèves".
De la sensualité (renforcée dans la dernière ci
tation par le jeu des sonorités), nous avons basculé dans la sexualité, par
un système de juxtaposition qui définit l'esthétique du poème.
Le procédé du collage
Apollinaire met en évidence son choix esthétique : le présentatif
"voici", terme liminaire du poème, permet de dévider- sur le mode de la
litanie, volontairement terne et systématique -une énumération à tous
égards insolite.
Elle recouvre en effet un bric-à-brac de références cultu
relles relevant tantôt de l'histoire, tantôt de la mythologie.
Celles-ci nous
rappellent l'érudition du poète, mais soulignent surtout le parti pris affi
ché de l'exploiter de manière ludique, sur le mode de la dérision plus
que sur celui de la célébration.
Le poète semble s'employer à une mise
à plat qui démythifie, ou démystifie volontairement, la poésie.
168.
»
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