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FORÊT DE CRÉCY - Colette, Les Vrilles de la vigne

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

A la première haleine de la forêt, mon coeur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d'une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum. Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l'air se balance à peine, lourd, musqué... Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave nourriture framboisée dans l'arôme se mêle à celui d'un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d'une ronde de champignons blancs... Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles... Ils sont d'un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme un nez d'agneau ; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse. Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L'ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l'herbe, la fleur, la mousse et jusqu'à l'insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas... On regrette le ramier, la mésange ; on désire le bond roux d'un écureuil ou le lumineux petit derrière des lapins... Ici la forêt, ennemie de l'homme, l'écrase. Tout près de ma joue, collé au tronc de l'orme où je m'adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont je sais le nom : lykénée... Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l'aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s'épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d'un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; — dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu'un manteau neutre, durant le jour, dissimule... Colette (1873-1954), Les Vrilles de la vigne (1908). Ce texte est extrait des Vrilles de la vigne, une série de chroniques intérieures rédigées par Colette alors qu'elle était à la recherche d'un nouvel équilibre... Vous en ferez un commentaire composé. Vous pourrez étudier, par exemple, comment cette évocation de la forêt et de la nature reflète la sensualité, l'inquiétude et la sensibilité de l'écrivain. N.B. : La forêt de Crécy est située sur la rive droite de la Somme. Colette était née dans un village de l'Yonne et avait été élevée à la campagne. Introduction Souvent dans son oeuvre, et surtout dans la série des Claudine, Colette nous raconte ses promenades dans la campagne, les découvertes qu'elle y fait. Dans ce texte, extrait des Vrilles de la Vigne, oeuvre écrite dans un moment où elle recherche un équilibre intérieur, à l'émerveillement provoqué par la promenade dans une forêt, se mêle une inquiétude d'abord diffuse, puis plus affirmée. Ce passage se situe dans la forêt de Crécy en Picardie, mais le cadre n'est pas très différent de celui des forêts de Bourgogne, pays de l'enfance de Colette. Composition du texte Le texte suit la progression de la marche dans la forêt : l'orée de cette forêt (1er §), puis les allées couvertes (2e §) et enfin le coeur de la forêt « la futée centenaire ». Mais en même temps le récit s'attarde à deux reprises pour décrire d'une part des fraises sauvages et des champignons, sous les allées couvertes (2e §) et d'autre part un papillon de nuit posé sur le tronc d'un orme de la futée (4e §). Ainsi alternent des impressions d'ordre général et des notations plus précises.

« le bond roux d'un écureuil ;[le papillon] ses ailes...

bigarrées de fauve, de gris et de noir ; deux autres ailes éclatantes, d'un rouge de cerisemûre, barrées de velours noir ; un manteau neutre.On remarquera, dans cette gamme étendue de couleurs, la dominance des tons blancs, rouges et noirs, ce qui estassez inattendu dans la description d'une forêt où l'on attend plutôt le vert.

Il y a ici choix de l'écrivain, focalisationsur ce qui attire son attention.— des notations de mouvements :[la fraise] tremble et tombe (à noter l'allitération en t/b)[les champignons] soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles...A deux reprises, alors qu'il n'y a pas mouvement immédiat dans le sous-bois, c'est l'auteur qui recrée ce mouvementpar l'imagination :— il n'y a pas d'écureuil ni de lapin bondissant, Colette les appelle de ses voeux : « on désire le bond roux d'unécureuil ou le lumineux petit derrière d'un lapin.

»— le papillon de nuit est imrn9bile, « collé au tronc de l'orme », mais elle lui restitue le mouvement qu'il, retrouvera lanuit venue : « il ouvrira ses lourdes ailes », «il s'épanouira comme une danseuse tournoyante.

»Dans toutes ces descriptions 'on remarquera l'importance des comparaisons et des métaphores : la perle (« rondecomme une perle », « emperlés »), le gant neuf (« d'un blanc fragile et mat de gant neuf »), les « dessous voyants,juponnage de fête et de nuit », le « manteau neutre ».

Ces éléments de comparaison empruntés à l'univers humainet plus précisément à celui de la parure et du vêtement permettent d'établir des liens entre l'univers de la Nature etcelui de la Culture.Outre ces descriptions, on peut noter quelques notations rapides sur l'ombre et la lumière : « la verte obscurité », «l'ombre impérieuse des chênes et des frênes », «le lumineux derrière d'un petit lapin ».b) l'odorat est lui aussi fortement touché par l'atmosphère de cette forêtC'est la première sensation notée dans le texte «à la première haleine de la forêt », « avec des narines ouvertespour boire le parfum ».

L'auteur se souvient (« un ancien moi-même ») et se tend avidement vers ce souvenir grâceà des sensations olfactives, qui plus loin la « guident » vers les fraises.Le second paragraphe se charge de ces parfums de la forêt, parfums lourds, puissants et mêlés : « l'air...

musqué...Une vague molle de parfum », « une nourriture framboisée dont l'arôme se mêle à celui d'un chèvrefeuille verdâtre »,« ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse » ;88cet univers n'est pas loin de l'univers baudelairien, d'autant plus que ces parfums prennent encore plus de force carl'air de ce sous-bois est confiné «le vent se meurt,...

l'air se balance à peine, lourd...

».c) les autres sens, toucher, goût, ouïe, sont moins touchés, mais tout de même concernés par quelques notations :le vent, l'air pour le toucher, l'allusion à la « nourriture framboisée [...1, poissé de miel », qui pour être indirecte n'enconcerne pas moins le goût «le tapis craquant de feuilles et de brindilles », et « un écho » pour l'ouïe. 2.

L'accord sensible avec la Nature.a) la force du souvenirLe premier paragraphe du texte nous montre l'écrivain retrouvant d'un coup, à l'entrée de la forêt son « ancien moi», proche de celui de son enfance.

L'effet est subit «A la première haleine de la forêt, mon coeur se gonfle ».

Leterme « se gonfle » montre bien la force de cette résurgence du passé, sans que nous sachions tout de suite, sic'est sous le coup de la joie ou de la tristesse.

La deuxième phrase conserve cette ambiguité, avec l'expression«tressaille d'une triste allégresse » où se trouvent associés les deux contraires de « triste » et « allégresse » (figurede style que l'on appelle oxymore) ; l'humour n'est pourtant pas exclu de cette phrase où l'ancien moi est comparéimplicitement avec un animal familier qui « se dresse », « pointe les ouilles », « avec des narines ouvertes ».

Onremarquera aussi dans cette phrase les allitérations en t/s : «tressaille d'une triste allégresse », et le rythme régulierqui donnent à la prose de Colette les marques d'une prose poétique.b) le regard sur les chosesColette regarde les choses et les animaux de la forêt avec une attention passionnée qui lui fait voir toute leurdélicatesse, toute leur beauté (les fraises, les champignons, le lykénée dont elle connaît le nom) et qui même lui faitprévoir cette beauté quand elle est cachée : cf.

l'exemple du papillon de nuit, analysé plus haut.Quand les choses et les êtres manquent, elle les regrette et les désire : « on regrette le ramier, la mésange ; ondésire le bond roux d'un écureuil, ou le lumineux petit derrière d'un lapin ».En même temps on sent chez elle une sorte de sympathie avec les plantes qui meurent, avec la fraise qui « noircit,tremble et tombe », avec l'herbe, la fleur, la mousse, les insectes bannis de la futaie centenaire. II.

L'inquiétude. Comme on l'a déjà vu, le premier contact avec la forêt provoque chez l'écrivain à la fois joie et souffrance.Dans le second paragraphe cette inquiétude se traduit par l'idée de mort qu'elle voit à travers la fraise des bois ; onsuit en quelque sorte son agonie : «noircit, tremble et tombe » et même sa décomposition : « dissoute en unesuave nourriture framboisée », alors que cette même fraise des bois nous était apparue « ronde comme une perle ».L'emploi du singulier collectif « la fraise sauvage », alors qu'il s'agit bien évidemment de plusieurs fraises, à diversétapes de leur vie et de leur mort, permet ce raccourci dramatique.Les champignons « nés cette nuit » semblent ne pas devoir échapper non plus à la destruction prochaine, ils sont. »

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