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FLAUBERT: Madame Bovary - Deuxième Partie

Publié le 07/09/2006

Extrait du document

flaubert

Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas.  Puis, se tournant vers sa voisine:  -- Madame, sans doute, est un peu lasse? on est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle !  -- Il est vrai, répondit Emma; mais le dérangement m'amuse toujours; j'aime à changer de place.  -- C'est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits!  -- Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d'être à cheval...  -- Mais, reprit Léon s'adressant à madame Bovary, rien n'est plus agréable, il me semble; quand on le peut, ajouta-t-il.  -- Du reste, disait l'apothicaire, l'exercice de la médecine n'est pas fort pénible en nos contrées; car l'état de nos routes permet l'usage du cabriolet, et, généralement, l'on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à part les cas ordinaires d'entérite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres intermittentes à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spécial à noter, si ce n'est beaucoup d'humeurs froides, et qui tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos logements de paysan. Ah! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n'est point, à vrai dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre n'en ai fait les observations) descend en hiver jusqu'à quatre degrés, et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage! -- et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt d'Argueil d'une part, des vents d'ouest par la côte Saint-Jean de l'autre; et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur d'eau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d'ammoniaque, c'est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène seulement), et qui, pompant à elle l'humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l'électricité répandue dans l'atmosphère, lorsqu'il y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres; -- cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d'où elle viendrait, c'est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-est, lesquels, s'étant rafraîchis d'eux-mêmes en passant sur la Seine, nous amènent quelquefois tout d'un coup, comme des brises de Russie!  -- Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs? continuait madame Bovary parlant au jeune homme.  -- Oh! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l'on nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j'y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.  -- Je ne trouve rien d'admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.  -- Oh! j'adore la mer, dit M. Léon.  -- Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que l'esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l'âme et donne des idées d'infini, d'idéal?  -- Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J'ai un cousin qui a voyagé en Suisse l'année dernière, et qui me disait qu'on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l'effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d'une grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, des vallées entières, quand les nuages s'entrouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l'extase! Aussi je ne m'étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d'aller jouer du piano devant quelque site imposant.  -- Vous faites de la musique? demanda-t-elle.  -- Non, mais je l'aime beaucoup, répondit-il. 

 

Présentation

— Bien qu'ayant eu une vocation littéraire précoce, Flaubert attendit d'avoir passé trente-cinq ans pour publier sa première œuvre, n'étant pas assez satisfait de ses écrits de jeunesse. — Ce premier ouvrage qu'il juge digne du public est Madame Bovary, en 1857, fruit de près de cinq ans de travail. L'ouvrage fait scandale. Un procès lui est fait pour immoralité, que Flaubert gagne de justesse. — Le roman raconte la vie et la mort d'Emma Bovary dont l'esprit a été formé et déformé par ses lectures romantiques: elle rêve d'une vie qui n'a que peu de points communs avec la réalité, d'autant qu'elle a épousé Charles Bovary, un «officier de santé« médiocre et à l'esprit prosatque. — Voyant la santé de sa femme décliner, Charles Bovary décide de changer d'air et de s'installer à Yonville. A leur arrivée, attablés à l'auberge, ils font connaissance du pharmacien de la ville, M. Homais, et du jeune clerc de notaire, Léon Dupuis.

 

 

Mouvement du texte

Il est très simple : après une entrée en matière où chacun des personnages adresse une courte phrase à un auditeur qui n'a pas sa tournure d'esprit, les affinités se trouvent. M. Homais fait alors un long discours à M. Bovary, tandis que Mme Bovary et Léon poursuivent une autre conversation. L'impossibilité romanesque de transcrire deux scènes à la fois fait que Flaubert ne passe à la seconde qu'après avoir transcrit la première. Nous avons donc : A. Premières répliques (I. ''l à 13). Les partenaires se cherchent. B. Le discours de Homais (I. 14 à 56) : — La clientèle future de M. Bovary (l. 14 à 29) ; — Le climat de la région et ses causes (l. 30 à 56). C. Le dialogue d'Emma et de Léon (I. 57 à 87) : — Les rêveries sur les choses connues (l. 57 à 70) ; — Les rêveries sur les choses inconnues (l. 71 à 87).

 

flaubert

« qu'après avoir transcrit la première.

Nous avons donc :A.

Premières répliques (I.

''l à 13).

Les partenaires se cherchent.B.

Le discours de Homais (I.

14 à 56) :— La clientèle future de M.

Bovary (l.

14 à 29) ;— Le climat de la région et ses causes (l.

30 à 56).C.

Le dialogue d'Emma et de Léon (I.

57 à 87) :— Les rêveries sur les choses connues (l.

57 à 70) ;— Les rêveries sur les choses inconnues (l.

71 à 87). Éléments pour une analyse de détail — (l.

1 à 3) A l'endroit où commence notre extrait, Charles et Emma Bovary viennent de descendre de la diligence,l'Hirondelle (cf.

1.

5) et sont attablés à l'auberge en compagnie de Homais et de Léon.

Le dialogue s'engage etFlaubert nous en donne la première phrase (l.

1 et 2) au style indirect, ce qui assure la continuité avec la narrationqui disparaîtra après l'indication de la ligne 3, pour passer100alors au discours direct (l.

4 à 87), les interventions du narrateur se limitant à de très brèves incises : «réponditEmma»...

«dit Charles», etc.— (l.

2) Coryzas.

Dès la première de ses phrases, Homais manifeste son goût pour les mots savants du vocabulairemédical.

(Un coryza est un rhume de cerveau.)— (l.

3) Vers sa voisine.

La politesse autant que la disposition des personnages veut que Homais s'adresse enpremier lieu à Emma, au moins pour des banalités.— (l.

4 et 5) Si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle ! Homais parle sans simplicité : il a un certain goûtpour les adverbes en ement (pour donner du relief à ses propos) et utilise très volontiers la première personne dupluriel : il se sent, pour ainsi dire, digne par son savoir de parler au nom de la petite ville entière.

Mais nous verronsses tics de langage beaucoup plus nettement dans les lignes 14 à 56.— (l.

6 et 7) Homais ne voit que l'aspect réaliste des voyages : la fatigue qu'ils entraînent.

Emma l'admet (3 mots)mais trouve aussitôt 12 mots pour énoncer leur aspect positif.

Remarquer aussi que dès cette première phraseEmma manque de nuances dans ses engouements : toujours (l.

7).— (l.

8 et 9) La première réplique de Léon est directement suscitée par celle d'Emma.

Voici deux êtres qui pensent àl'unisson.

Ici il «soupire» sa réplique sans l'adresser à personne en particulier.

Dès la suivante, c'est à Emma qu'ils'adressera : cf.

1.

12.— (l.

9) Cloué.

Cette façon métaphorique et excessive de parler caractérise déjà le romantisme de Léon.

De même,il ne dit pas seulement «maussade», mais «si maussade».— (l.

10) Voici l'unique réplique de M.

Bovary contenue dans notre passage.

Au long discours de M.

Homais, il nerépondra rien ou du moins Flaubert ne nous fera-t-il pas connaître son éventuelle réponse.

Il est donc difficile de lecaractériser (sauf en faisant appel au reste du roman quand on le connaît — mais ce n'est pas l'usage quand onexplique un texte précis).

On peut remarquer toutefois, d'une part, qu'il ne termine pas sa phrase : la conclusion enest suffisamment univoque et évidente dans son esprit ; d'autre part, qu'il insiste sur l'«obligation» d'être «sanscesse...

à cheval» : ce ne sont pas des voyages mais des déplacements, hélas nécessaires.

La pensée de M.Bovary ne décolle jamaisde la réalité la plus utilitaire.- (l.

12 et 13) Léon a compris que M.

Bovary n'était pas un interlocuteur pour lui.

Il s'adresse donc directement àEmma et Flaubert l'indique nettement car sa réplique semble une réponse à ce que vient de dire Monsieur Bovary.L'ajout qu'il fait : quand on le peut, semble indiquer que Léon ne peut hélas donner libre cours à son goût desvoyages ; nous savions déjà qu'il est «cloué» à Yonville.- (l.

14) Le discours de M.

Homais ne se rattache pas nettement à l'échange de répliques précédent.

Sans doute neles a-t-il pas écoutées et attendait-il de pouvoir enfin dire ce qu'il voulait dire.- (l.

14 à 29) Homais affectionne la première personne du pluriel : «nos contrées...

nos routes...

nous avons» (cf.

1.4 et 5).

Pour parler de ses concitoyens, il emploie volontiers l'impersonnel : «on paye assez bien» (l.

17), «on arecours...» (l.

27).

(Par ailleurs, si Homais est si bien renseigné, c'est qu'il pratique illégalement la médecine, maisrien dans le texte ne nous le dit.) Homais emploie à plaisir le vocabulaire médical : , il se veut homme de science(contrairement à ses concitoyens qui ont parfois recours au curé ou aux prières) et s'attache à nommer lesaffections par leur nom exact : entérites, bronchites, etc.

(l.

19).

Il donne volontiers non seulement l'énoncé desmaladies, mais son jugement sur les causes probables : «quelques fièvres intermittentes à la moisson» ...

«beaucoupd'humeurs froides...

qui tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques...».

Le choix de ses adjectifsimplique toujours de sa part une certaine recherche qui lui permet d'exprimer son avis : les conditions hygiéniques (l.19) ne sont pas médiocres ou mauvaises, elles sont déplorables.

Il ne recule pas devant des quasi-répétitions pournuancer sa pensée : «peu de choses graves, rien de spécial à noter» (l.

21)...

«bien des préjugés à combattre...bien des entêtements de routine» (l.

24 à 26).- (l.

27) Votre science.

Homais croit à la science et c'est donc une expression de son estime pour M.

Bovary.

Ils'associe bien vite à lui dans ce camp des hommes de science opposé à celui des gens soumis au préjugé ou auxtraditions : «venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien» (l.

29).- (l.

30) Bon exemple de la façon dont M.

Homais complique à plaisir les phrases les plus simples en les hachant eten y introduisant des nuances inutiles par quelques incises.

Au lieu de dire simplement d'une émission de voix :«pourtant le climat n'est point mauvais», il dit, en cinq groupes de mots : «le climat,/pourtant,/n'est point,/ à vraidire,/mauvais,/et...».

L'art de Flaubert est ici de nous suggérer son personnage plus encore par sa façon de parler. »

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