FLAUBERT Gustave : sa vie et son oeuvre
Publié le 06/12/2018
Extrait du document
Mais, sur ces données réalistes, Flaubert va élaborer quelque chose de neuf. Tout d’abord, alors que le roman réaliste est avant tout une histoire que l’on raconte, il va creuser, évider — sinon évacuer — le sujet de ses propres récits. « Ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien [...]. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ». Aux aventures et aux scènes extraordinaires, aux héros qui sortent du commun, au dynamisme du roman balzacien, il va préférer des personnages médiocres, la vie de tous les jours et son lent écoulement.
Le gonflement de la description (dans Madame Bovary particulièrement) est également un moyen d’évincer la narration, de substituer à l’action quelque chose d’autre — un objet, un paysage qui, témoins de l’émotion du personnage, en deviennent pour nous le support; de ce personnage on nous raconte ainsi l’histoire, non par Faction à laquelle il participe, ni même par l’analyse psychologique, mais en nous faisant voir ce qu’il voit, en nous donnant à sentir — selon l’analyse de Geneviève Bollème — le monde dans lequel le romancier le plonge.
Encore ce monde n’est-il pas cerné une fois pour toutes, d’un trait net, par un narrateur omniscient. La description est subordonnée (du moins dans une large mesure) à l’optique du personnage, qui s’interpose entre l’objet et nous. Or, dans Madame Bovary et dans l'Éducation sentimentale, Flaubert procède par variations continuelles du point de vue : nous regardons Emma à travers les yeux de Charles, de Rodolphe ou de Léon; Charles ou Léon, à travers ceux d’Emma. Et la multiplicité des points de vue donne un certain « tremblé » à l’objet : la petite Berthe, contemplée par Charles, est charmante et gracieuse; vue par Emma, elle est laide. L'absence d'une instance ordonnatrice, d’un point de vue unificateur, dilue l’être du monde en une série d’apparences.
Toujours dans le même sens d’une relégation de l’action au second plan, il faudrait relever ce que Victor Brombert appel le « la priorité des structures thématiques par rapport à la narration » : le retour cyclique et obsessionnel des mêmes thèmes (l’ennui, l’attente, la monotonie, le désir d’évasion) développés à l’aide des mêmes images (les rêveries exotiques, par exemple, traduisant le besoin d’évasion d’Emma ou de Frédéric). Également la réapparition de personnages et d’objets symboliques (l’Aveugle qui annonce la damnation d’Emma, le coffret de Mme Arnoux, symbole d'une intimité inviolable...), dont les vicissitudes correspondent, certes, à différentes étapes du récit, mais qui s’imposent à notre esprit avec tant d’insistance que l'histoire s'en trouve gommée plutôt qu’appuyée.
Le roman comme œuvre d'art
Parallèlement à cette méfiance à l’égard de la matière romanesque, il se manifeste chez Flaubert — dans sa pensée et dans sa pratique — une attention à la forme et une conception du roman comme œuvre d’art qui sont particulièrement insistantes. Ce n’est pas un hasard si la figure de l’artiste occupe tant de place dans son œuvre : dans la première Éducation sentimentale, où Jules représente l’écrivain que Flaubert est en train de devenir, dans la seconde avec le peintre Pellerin et la boutique d’Art industriel; si la Tentation de saint Antoine, Hérodias et la Légende de saint Julien l'Hospitalier ont pour source — principale ou secondaire — un tableau, une sculpture, un vitrail; si nous reconnaissons un Renoir avant la lettre dans tel portrait d’Emma jeune fille, sur le seuil d’une maison par temps de dégel, se protégeant de son ombrelle contre la neige fondante qui tombe du toit (« L’ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le
soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède... »), et Gustave Moreau dans les évocations de Salammbô, hiératique et somptueusement parée.
« Le style est tout »; « ce que l’on dit n’est rien, la façon dont on dit est tout » : les déclarations de ce type abondent dans la Correspondance.
Flaubert y explique qu’une phrase de prose devrait être aussi précise, aussi rythmée, bref aussi inchangeable qu’un vers; il réprouve, chez les classiques, « les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres » et le manque d’attention aux assonances. Il a en lui un idéal de style parfaitement harmonieux, parfaitement lisse, auquel il essaie de se conformer — non sans réussite : on connaît l’admiration de Proust pour « ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert ».
Ce serait une erreur cependant de ne voir là que la seule recherche de la musicalité. D’abord, parce que l’harmonie n'apparaît pas tant chez Flaubert comme un but en soi que comme la condition d’une bonne lecture : rien ne doit venir contrarier, accrocher, retarder la pensée du lecteur dans son cheminement. Ensuite, parce que la beauté de la phrase est le garant de sa vérité.
Flaubert croit en effet qu’il y a « un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical »; qu’à force de chercher on doit trouver l’expression unique capable de rendre l’idée — et ses brouillons témoignent de ce que cette théorie platonicienne n’est pas chez lui simple façon de parler, mais le principe même de l’art d’écrire. C’est dire à la fois qu'il accorde au style, à la forme, une attention et un crédit exceptionnels, et qu'il est néanmoins tout le contraire d’un adepte de « l’art pour l’art ». Car ce qu'il poursuit, en dernier ressort, ce n’est pas le beau, c’est le sentiment du vrai, qu’il appelle aussi l’illusion. Il l’a écrit, en termes nets et forts : « Ce souci de la beauté extérieure [...] est pour moi une méthode ».
Le rapport au document
Que Flaubert ne se satisfasse pas de combiner entre elles des phrases harmonieuses, tout un aspect de son travail le montre clairement. A côté de son immense labeur d'écriture, la préparation de ses livres présente en effet un autre versant, complémentaire du premier et tout aussi impressionnant : la recherche documentaire. Salammbô, la Tentation de saint Antoine, Bouvard et Pécuchet reposent sur une fabuleuse érudition; Flaubert a lu des bibliothèques entières pour chacun de ces ouvrages : « J’ai bientôt lu tout ce qui se rapporte à mon sujet de près ou de loin », écrit-il à propos de Salammbô. Et, pour Bouvard et Pécuchet : « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes? A plus de 1 500! »
Adolescent, il avait eu l’intuition qu’« écrire, c’est s’emparer du monde ». Le désir de faire tenir le monde dans un livre se distingue clairement dans toute son œuvre, qu’il s’agisse de ressusciter Carthage, de réunir en un défilé de tentations les religions antiques et les hérésies chrétiennes, ou de cette entreprise désespérée : faire la revue critique de toutes les « idées modernes ». Le relais des livres a dû être pour lui, d’abord, le moyen d’enfermer le monde dans son œuvre.
Reste que le souci de documentation paraît déborder encore, chez Flaubert, les nécessités de l’encyclopédisme. Non seulement les faits historiques et scientifiques sont longuement étudiés, mais on dirait que l’écrivain craint d’inventer le plus petit détail : s’il décrit un homme fumant tranquillement sa pipe sur un balcon des Tuileries pendant les émeutes de février 1848, c’est qu’il a trouvé l’anecdote dans un témoignage; à l’époque où il rédige la Tentation de saint Antoine, on le voit frémir à la pensée que, ne l’eût-on renseigné, il allait « faire une
FLAUBERT
FLAUBERT Gustave (1821-1880). Quelques jours après la mort de Flaubert, Théodore de Banville saluait en lui le père du roman moderne. Cent ans plus tard, la formule est encore en vigueur, renvoyant — bien sûr — à une modernité toute différente. La mise au jour et la publication d’une quantité de textes et de documents expliquent sans doute en partie et l’intérêt croissant que suscite Flaubert et les transformations successives de son image. Il est devenu possible de suivre un itinéraire flaubertien, depuis les débuts d’un adolescent au talent précoce jusqu’à l’œuvre interrompue par la mort; d’assister à la genèse des chefs-d’œuvre, de la première esquisse au manuscrit définitif; d’interroger la Correspondance sur les conceptions artistiques de l’écrivain.
La critique qu’on pourrait dire ancienne (celle d’un Faguet par exemple) voyait Flaubert à la jointure du romantisme et du réalisme; J.-B. Pontalis, dans les années 1950, écrit qu’il oscille entre Mallarmé et Zola; les auteurs du « nouveau roman » sont unanimes à se reconnaître en lui, mais pour des raisons fort variables : pour la « substance psychique nouvelle » qu’il met au jour dans Madame Bovary (Nathalie Sarraute), pour le rôle qu’il fait jouer à la description (Alain Robbe-Grillet), pour la façon dont il détruit les structures romanesques traditionnelles (Jean Ricardou); quant à la critique la plus récente, elle met volontiers l’accent sur l’entreprise de déréalisation et de subversion du sens qui fut aussi la sienne.
Chacune de ces interprétations ne s’obtient qu’en oblitérant tout un aspect de l’œuvre, pour ne pas dire toute une partie de celle-ci. L’opposition du romantisme et du réalisme n’est guère pertinente pour l’analyse de Bouvard et Pécuchet; et il y aurait inversement quelque abus à laisser de côté le réalisme de Madame Bovary pour ne relever dans ce roman qu’un travail d’antireprésentation.
Des débuts romantiques
Si les liens de Flaubert avec le romantisme sont manifestes pour le lecteur de Salammbô et de la Tentation de saint Antoine, la publication des « Œuvres de jeunesse » fut pourtant, sur ce point, une révélation. Certes, un adolescent commence presque inévitablement par imiter, avant de trouver un registre personnel. Mais le décalage entre les premiers textes et Madame Bovary reste saisissant, même si VÉducation sentimentale de 1845 constitue une manière de transition : elle raconte en effet comment un jeune homme abandonne l’attitude romantique pour devenir un grand artiste.
Les « Œuvres de jeunesse » utilisent les formes traditionnelles du romantisme : conte philosophique, conte fantastique, autobiographie, drame et récit historiques. Leurs thèmes : la mort, véritable obsession (et le cadavre est toujours là, évoqué avec une complaisance morbide); la folie, le désespoir; l’ivresse; le monstre (la femme
laide ou Djalioh, l’homme-singe); le Diable et la tentation — déjà; l’extase; l’exotisme spatial et temporel. Il est clair que certains de ces thèmes se maintiennent à travers toute l’œuvre — et pas seulement dans Salammbô) et dans la Tentation : l’agonie et le cadavre d’Emma Bovary, le bébé mort dans l'Éducation sentimentale, la charogne de Bouvard et Pécuchet et tous les monstres (l'Aveugle du premier roman, la cour des Miracles du dernier, lors de la séance de magnétisme) témoignent de la persistance, chez Flaubert, de cette fascination de l’horrible. L’idée de pourriture et de décomposition est un motif constant; central dans la pensée d'Emma (« D’où venait donc [...] cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait? »), il gouverne nombre de descriptions, y compris celle des lieux de l’idylle (la vigne qui pend « comme un câble pourri » au mur de la maison d’Auteuil, dans /’Éducation sentimentale). Sur un plan plus général encore, faut-il rappeler avec Lukàcs que le thème de la désillusion — par lequel on pourrait définir les trois romans contemporains — est éminemment romantique?
Mais le romantisme des « Œuvres de jeunesse » est aussi dans le ton. Aussi, et peut-être surtout, pour un lecteur habitué à la retenue des œuvres de la maturité. Dans les textes de l’adolescence, le ton est lyrique, effervescent, sarcastique aussi; l’auteur ne cesse d’intervenir, de commenter, de s’exalter.
A l’époque de Madame Bovary, Flaubert écrira, dans une lettre célèbre : « Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueula-des, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire saisir presque matériellement les choses qu’il reproduit ». La Tentation de saint Antoine de 1849 était l’œuvre du premier de ces deux bonshommes; Madame Bovary va mettre en avant le second.
Le modèle balzacien : influence et dépassement
A ce tournant de son œuvre, une figure de romancier paraît s’être imposée à Flaubert : celle de Balzac. Sans trop forcer les choses, on pourrait dire qu’il s’est choisi là un père — quelqu’un par référence à qui il va se construire, dans l’imitation et l’opposition à la fois. Comme Balzac, il va composer des récits réalistes, documentés, à fonction représentative. La peinture de la province dans Madame Bovary, de la société parisienne dans l'Éducation sentimentale', l'histoire psychologique d’une mal mariée; les ravages de l’argent; l’apprentissage de la vie par les jeunes hommes; l’amour platonique pour une femme plus âgée (« prendre garde au Lys dans la vallée », note Flaubert dans un scénario de l’Éducation) : la thématique du grand prédécesseur se reconnaît là aisément.
L'impersonnalité : une méthode
Il semblerait donc que l’obsession du document ne réponde peut-être pas tant chez Flaubert à un désir d’exactitude scientifique qu’à une méfiance à l’égard de l’invention. Entre en jeu, ici, un autre leitmotiv de la Correspondance : la nécessité d’être impersonnel.
Flaubert ne cesse d’affirmer, en effet, que l’artiste ne doit pas se montrer dans son œuvre, qu’il ne doit exposer ni ses sentiments ni ses idées (et là encore, il se distingue de Balzac). Tout prendre hors de soi — dans la réalité ou dans les livres, peu importe —, n’est-ce pas une façon de ne rien prendre en soi, et donc d’être objectif?
C’est sur des motifs d’ordre esthétique que Flaubert fonde explicitement la règle de l’impersonnalité. Être personnel, c’est affaiblir son œuvre, car c’est la réduire au particulier au lieu de la hausser au niveau du général. Homère et Shakespeare sont de grands écrivains parce qu’on ne peut découvrir, à les lire, ce qu’ils étaient, ce qu’ils pensaient ou aimaient. Dans ses propres brouillons, l’auteur de Madame Bovary censure ce qui est l’expression directe d’une émotion (et l’appel direct à l’émotion du lecteur); ainsi de cette phrase qui évoquait la rencontre de Charles et du père Rouault à l’enterrement d’Emma : « et il n’y avait rien de plus triste que ces deux hommes pleurant qui voulaient se consoler ».
Pour évacuer l’émotion suspecte, pour éviter de se mettre dans ce qu’il écrit, la méthode de Flaubert consiste d’abord en une mise à distance de l’objet à peindre. Mise à distance temporelle, par exemple : ainsi faut-il expliquer sans doute que l’écrivain, qui s’était dérangé pour aller « voir » à Paris les événements de février 1848, n’ait pas évoqué ceux-ci dans Madame Bovary (commencée en 1851); de même qu’il ne devait pas mettre les événements de 1870, mais bien ceux de 1848, dans Bouvard et Pécuchet. Mise à distance intellectuelle aussi : l’étonnement que Flaubert dit éprouver devant « les choses les plus naturelles et les plus simples » a certainement une valeur méthodologique.
Ayant ainsi coupé les ponts, l’écrivain devient capable de rétablir avec l’objet un rapport (nécessaire à la production de l’illusion) qui ne soit plus entaché de sentiments particuliers : au lieu de peindre ce qu’il sent, il se fera sentir, par observation et pénétration de l’objet, ce qu’il a décidé de peindre. Et cela peut aller fort loin : jusqu’à avoir en bouche le goût de l’arsenic en écrivant la mort d’Emma Bovary; jusqu’à devenir tout ce qu’on peint, comme le dit Flaubert dans une de ses plus belles lettres : « Aujourd’hui, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval
dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre fermer leurs paupières noyées d’amour. »
Dans cette perspective, l’utilisation du donné autobiographique ne constitue pas une entorse à l’impersonna-lité : comme le reste, les événements vécus par l’auteur peuvent être mis à distance, observés et réassimilés; c’est ce qu’exprime le verbe « se ressouvenir » qu’utilise Flaubert : oublier, puis ressaisir. Là est la différence esthétique entre Mémoires d'un fou et l’Éducation senti-mentale; dans le texte de jeunesse, l’amour pour Élisa Schlésinger est évoqué sous forme de récit autobiographique; dans l'Éducation sentimentale, il est objectivé.
Quant à la documentation livresque, elle est au fond l’objet de manipulations analogues. Michel Foucault a noté la discordance entre le « monument de savoir méticuleux » que représente la Tentation de saint Antoine et l’impression de « rêverie libérée » que laisse sa lecture; c’est que la Tentation est le produit d’un imaginaire qui s’est donné les livres pour terrain de jeu. Dans une perspective assez différente, Jacques Neefs estime que, pour Salammbô, le travail sur le document fait une place à l’imagination, dans la mesure où il est un véritable effort de reconstruction archéologique. Flaubert lui-même a expliqué à deux reprises, employant la même métaphore à trois ans de distance, que le fait observé ou recueilli ne devait être qu’un tremplin. La première fois, c’était pour proclamer, face au matérialisme des écrivains naturalistes, le primat du travail artistique. La seconde, pour affirmer que la documentation est « très secondaire », simple point de départ pour l’imagination.
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Mais,
sur ces données réalistes, Flaubert va élaborer
quelque chose de neuf.
Tout d'abord, alors que le roman
réaliste est avant tout une histoire que l'on raconte, il va
creuser, évider -sinon évacuer -le sujet de ses pro
pres récits.
«Ce que je voudrais faire, c'est un livre sur
rien [ ...
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Les œuvres les plus belles sont celles où il y
a le moins de matière>>.
Aux aventures et aux scènes
extraordinaires.
aux héros qui sortent du commun, au
dynamisme du roman balzacien, il va préférer des per
sonnages médiocres, la vie de tous les jours et son lent
écoulement.
Le gonflement de la description (dans Madame
Bovary particulièrement) est également un moyen
d'évincer la narration, de substituer à l'action quelque
chose d'autre -un objet, un paysage qui, témoins de
l'émotion du personnage, en deviennent pour nous le
support; de ce personnage on nous raconte ainsi l'his
toire, non par 1' action à laquelle il participe, ni même
par l'analyse psychologique, mais en nous faisant voir
ce qu'il voit, en nous donnant à sentir- selon l'analyse
de Geneviève Bollème -le monde dans lequel le
romancier le plonge.
Encore ce monde n'est-il pas cerné une fois pour tou
tes, d'un trait net, par un narrateur omniscient.
La des
cription est subordonnée (du moins dans une large
mesure) à l'optique du personnage, qui s'interpose entre
l'objet et nous.
Or, dans Madame Bovary et dans l'Édu
cation sentimentale, Flaubert procède par variations
continuelles du point de vue : nous regardons Emma à
travers les yeux de Charles, de Rodolphe ou de Léon;
Charles ou Léon, à travers ceux d'Emma.
Et la multipli
cité des points de vue donne un certain «tremblé» à
1 'objet : la pel:ite Berthe, contemplée par Charles, est
charmante et gracieuse; vue par Emma, elle est laide.
L'absence d'une instance ordonnatrice, d'un point de
vue unificateur, dilue l'être du monde en une série d'ap
parences.
Toujours dans le même sens d'une relégation de l'ac
tion au second plan, il faudrait relever ce que Victor
Brombert appelle « la priorité des structures thématiques
par rapport à la narration » : le retour cyclique et obses
sionnel des mêmes thèmes (l'ennui, l'attente, la monoto
nie, le désir d'évasion) développés à l'aide des mêmes
images (les rêveries exotiques, par exemple, }raduisant
le besoin d'évasion d'Emma ou de Frédéric).
Egalement
la réapparition de personnages et d'objets symboliques
(l 'Aveugle qui annonce la damnation d'Emma, le coffret
de Mm• Arnoux, symbole d'une intimité inviolable ...
),
dont les vicissitudes correspondent, certes, à différentes
étapes du récit.
mais qui s'imposent à notre esprit avec
tant d'insistance que l'histoire s'en trouve gommée plu
tôt qu ·appuyée.
Le roman comme œuvre d'art
Parallèlement à cette méfiance à l'égard de la matière
romanesque, il se manifeste chez Flaubert -dans sa
pensée et dans sa pratique -une attention à la forme et
une conception du roman comme œuvre d'a rt qui sont
particulièrement insistantes.
Ce n'est pas un hasard si la
figure de 1' artiste occupe tant de place dans son œuvre :
dans la première Éducation sentimentale, où Jules repré
sente l'écrivain que Flaubert est en train de devenir, dans
la seconde avec le peintre Pellerin et la boutique d'Art
industriel; si la Tentation de saint Antoine, Hérodias et
la Légende de saint Julien l'Hospitalier ont pour source
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un vitrail; si nous reconnaissons un Renoir avant la lettre
dans tel portralt d'Emma jeune fille, sur le seuil d'une
maison par temps de dégel, se protégeant de son
ombrelle contre la neige fondante qui tombe du toit
(« L'ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil,
éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa
figure.
Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède ...
>> ),
et Gustave Moreau dans les évocations de Salammbô,
hiératique et somptueusement parée.
«L e style est tout»; «ce que l'on dit n'est rien, la
façon dont on dit est tout » : les déclarations de ce type
abondent dans la Correspondance.
Flaubert y explique qu'une phrase de prose devrait
être aussi précise, aussi rythmée, bref aussi inchangeable
qu'un vers; il réprouve, chez les classiques, « les qui, les
que enchevêtrés les uns dans les autres » et le manque
d'attention aux assonances.
Il a en lui un idéal de style
parfaitement harmonieux, parfaitement lisse, auquel il
essaie de se conformer -non sans réussite : on connaît
l'admiration de Proust pour «ce grand Trottoir roulant
que sont les pages de Flaubert ».
Ce serait une erreur cependant de ne voir là que la
seule recherche de la musicalité.
0' abord, parce que
l'harmonie n'apparaît pas tant chez Flaubert comme un
but en soi que comme la condition d'une bonne lecture :
rien ne doit venir contrarier, accrocher, retarder la pensée
du lecteur dans son cheminement.
Ensuite, parce que la
beauté de la phrase est le garant de sa vérité.
Flaubert croit en effet qu'il y a« un rapport nécessaire
entre le mot juste et le mot musical »; qu'à force de
chercher on doit trouver l'expression unique capable de
rendre l'Idée-et ses brouillons témoignent de ce que
cette théorie platonicienne n'est pas chez lui simple
façon de parler, mais le principe même de l'art d'écrire.
C'est dire à la fois qu'il accorde au style, à la forme, une
attention et un crédit exceptionnels, et qu'il ·est néan
moins tout le contraire d'un adepte de« l'art pour l'art».
Car ce qu'il poursuit, en dernier ressort, ce n'est pas
le beau, c'est le sentiment du vrai, qu'il appelle aussi
l'illusion.
Ill' a écrit, en termes nets et forts : «Ce souci
de la beauté extérieure [ ..
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] est pour moi une méthode ».
Le rapport au document
Que Flaubert ne se satisfasse pas de combiner entre
elles des phrases harmonieuses, tout un aspect de son
travail le montre clairement.
A côté de son immense
labeur d'écriture, la préparation de ses livres présente en
effet un autre versant, complémentaire du premier et
tout aussi impressionnant : la recherche documentaire.
Salammbô, la Tentation de saint Antoine, Bouvard et
Pécuchet reposent sur une fabuleuse érudition; Flaubert
a lu des bibliothèques entières pour chacun de ces ouvr a
ges : «J'ai bientôt lu tout ce qui se rapporte à mon sujet
de près ou de loin », écrit-il à propos de Salammbô.
Et,
p our Bouvard et Pécuchet : « Savez-vous à co mbie n se
montent les volumes qu'il m'a fallu absorber pour mes
deux bonshommes? A plus de 1 500! »
Adolescent, il avait eu l'intuition qu'« écrire, c'est
s'emparer du monde>>.
Le désir de faire tenir le monde
dans un livre se distingue clairement dans toute son
œuvre, qu'il s'agisse de ressusciter Carth ag e, de réunir
en un défilé de tentations les religions antiques et les
hérésies chrétiennes, ou de cette entreprise désespérée :
faire la revue critique de toutes les « idées modernes».
Le relais des livres a dû être pour lui, d'abord, le moyen
d'enfermer le monde dans son œuvre.
Reste que le souci de documentation paraît déborder
encore, chez Flaubert, les nécessités de l'encyclopé
disme.
Non seulement les faits historiques et scientifi
ques sont longuement étudiés, mais on dirait que l'écri
vain craint d'inventer le plus petit détail : s'il décrit un
homme fumant tranquillement sa pipe sur un balcon des
Tuileries pendant les émeutes de février 1848, c'es t qu'il
a trouvé l'anecdote dans un témoignage; à l'époque où il
rédige la Tentation de saint Antoine, on le voit frémir à
la pensée que, ne 1 'eût-on renseigné, il allait « faire une.
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