Femme d'hier et d'aujourd'hui - Jean GIRAUDOUX, la Française et la France
Publié le 17/01/2022
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La femme d'aujourd'hui croit moins à l'homme, à la royauté de l'homme, qu'autrefois. Autrefois, il y avait une convention tacite entre l'homme et la femme 11 était entendu entre eux que l'homme quittait chaque jour le foyer pour des affaires extrêmement importantes et au-dessus de la compréhension de la femme. En lui passant sa toge, son pardessus et son chapeau melon, après le petit déjeuner ou le déjeuner, la femme jouait cette comédie à laquelle elle ne décidait pas si elle croyait ou ne croyait pas sincèrement, qui consistait, en tout cas, à faire comme si le mari était lâché dans un monde épineux, dangereux, où il assurait à la fois la vie de sa famille, la vie de la nation et la marche générale de l'univers. De l'épouse du général à l'épouse du petit comptable, fi y avait, dans ce bijournalier départ du mari, une séparation qui rappelait chaque fois en pathétique, sans l'égaler d'ailleurs, le départ d'Hector pour sauver Troie.
La femme de l'homme préhistorique avait raison de croire davantage à l'homme quand il était sorti que quand il était dans la caverne : elle savait qu'il était aux prises avec un lion ou avec un mammouth. La femme du paysan a raison encore de croire qu'il se livre à des opérations d'intérêt primordial, il laboure la terre, il sème le blé, il mène les bêtes à l'abreuvoir. Mais la femme du comptable, de l'ouvrier, du banquier, du fait qu'elle-même a pris au-dehors une fonction ou un métier, voit bientôt à quelle comédie se livre l'homme
Lui, de son côté, a rencontré des femmes dans sa vie de travail, il les a vues astucieuses, zélées, résistantes, de sorte qu'au moment où elle cesse de croire à la force de l'homme, l'homme, de son côté, ne croit plus à la faiblesse de la femme.
Par ses amies secrétaires ou dactylographes, elle sait que ce n'est pas une tiare ou une couronne qui attend au bureau ou à l'usine l'époux, mais une toque et des manches de lustrine, et qu'il se reconstitue simplement là-bas, avec ses collègues hommes et femmes, un foyer de camaraderie et de routine qui le distrait du vrai foyer. L'homme vit dans cette ellipse.
La solitude de la femme au foyer n'est donc plus une attente ou une exaltation, ou la joie et l'angoisse de servir un être plus doué et plus fort, c'est la séparation d'avec un être égal à elle, plus égoïste et plus distrait qu'elle, c'est simplement la solitude d'âme et de corps. Et l'homme, cependant, au lieu d'être apaisé dans son travail ou ses distractions par l'image d'une épouse qui l'admire et le craint, a simplement l'impression qu'il a laissé à la maison un être aussi fort, intelligent, et plus rusé que lui, une sorte d'homme roué et terriblement doué pour voir la vérité avec des yeux neufs. La seule supériorité que l'homme ait pu exercer sur ce compagnon est celle des salaires et l'on dirait qu'il compte sur cette supériorité comme sur la seule façon de garder son prestige, tant-la législation universelle, faite encore par des hommes, s'entend pour asservir économiquement la femme par des salaires inférieurs.
Jean GIRAUDOUX, la Française et la France (1934).
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