Extrait du chapitre VIII de la troisième partie de Madame Bovary
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Elle resta perdue de stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les sillons lui parurent d'immenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d'une manière confuse, il est vrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la question d'argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par leur plaie qui saigne. La nuit tombait, des corneilles volaient. Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l'air comme des balles fulminantes en s'aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d'eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient ; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard. Alors sa situation, telle qu'un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien. Il n'y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par la barrière, retenant son haleine, tâtant les murs, elle s'avança jusqu'au seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat. – Ah ! ils dînent. Attendons. Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit. – La clef ! celle d'en haut, où sont les... – Comment ? Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme ; sans comprendre ce qu'elle voulait, il pressentait quelque chose de terrible. Mais elle reprit vivement, à voix basse, d'une voix douce, dissolvante : – Je la veux ! donne-la-moi.
Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger. Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l'empêchaient de dormir. – Il faudrait que j'avertisse monsieur. – Non ! reste ! Puis, d'un air indifférent : – Eh ! ce n'est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi ! Elle entra dans le corridor où s'ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée capharnaüm. – Justin ! cria l'apothicaire, qui s'impatientait. – Montons ! Et il la suivit. La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d'une poudre blanche, elle se mit à manger à même. – Arrêtez ! s'écria-t-il en se jetant sur elle. – Tais-toi ! on viendrait... Il se désespérait, voulait appeler. – N'en dis rien, tout retomberait sur ton maître ! Puis elle s'en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d'un devoir accompli.
La première des modifications de la perception qu'opère la folie, concerne la conscience de soi : «Elle resta perdue de stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. « Frappée par la crise, Emma perd toute conscience métaphysique. Elle n'est plus qu'un corps précaire, une physiologie circulatoire dont elle redoute l'hémorragie et qui la confond avec la nature. Emma a peur de sentir qu'elle se dissout dans l'univers en perdant ce qui faisait son identité : « Tout ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. « Cette dernière comparaison dit à la fois la crainte de voir sa conscience dispersée et l'éblouissante violence d'une telle sensation.
«
accompagnement de maux de nerfs ».
Le 7 juin, il lui précise : «Il ne se passe pas de jour sans que je voie de tempsà autre passer devant mes yeux comme des paquets de cheveux ou des feux de Bengale? Néanmoins ma dernièregrande crise a été plus légère que les autres.
»Une dizaine d'années plus tard, en 1853, alors qu'il travaille à Madame Bovary, il écrit à Louise Colet, en date du 31mars : «Ma maladie de nerfs m'a bienfait; [...] elle m'a fait connaître de curieux phénomènes psychologiques, dontpersonne n'a idée, ou plutôt que personne n'a sentis.
Je m'en vengerai à quelque jour, en l'utilisant dans un livre (ceroman métaphysique et à apparitions, dont je t'ai parlé).
»On ne s'étonnera donc pas qu'il y ait une scène de folie dans le roman, ni que le délire d'Emma soit ainsi décrit dudedans du personnage.
La folie, ou la modification des.
perceptionsLa première des modifications de la perception qu'opère la folie, concerne la conscience de soi : «Elle resta perduede stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendres'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne.
»Frappée par la crise, Emma perd toute conscience métaphysique.
Elle n'est plus qu'un corps précaire, unephysiologie circulatoire dont elle redoute l'hémorragie et qui la confond avec la nature.
Emma a peur de sentir qu'ellese dissout dans l'univers en perdant ce qui faisait son identité : « Tout ce qu'il y avait dans sa tête deréminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice.
» Cettedernière comparaison dit à la fois la crainte de voir sa conscience dispersée et l'éblouissante violence d'une tellesensation.Parallèlement, le monde devient instable et perd toute fiabilité : «Le sol, sous ses pieds, était plus mou qu'une onde,et les sillons lui parurent d'immenses vagues brunes, qui déferlaient.
» Lors d'un précédent accès de folie (cf.explication n° 8), Emma avait eu ce même sentiment que le monde se liquéfiait et que sa conscience s'y dissolvait.Cette peur de la liquidité semble exprimer une crainte caractéristique de la crise de folie : la perte d'une identité qui,une fois mélangée au monde, deviendrait irréparable.
Une deuxième comparaison, du reste, revient sur cette imageobsessionnelle : elle «sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sententl'existence qui s'en va par leur plaie qui saigne ».Le suicide est une réaction paradoxale pour mettre un terme à cette sensation et cesser de la subir.
Romantisme et réalismeEn recevant la lettre de rupture de Rodolphe, Emma n'avait pas succombé à la tentation de mourir.
Et ce sont bienses ennuis financiers qui vont la pousser au suicide.
Elle mourra cependant comme elle aurait voulu vivre, en héroïneromantique : « ...
elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la question d'argent.
Elle nesouffrait que de son amour...
» Le suicide d'Emma sera sa revanche.Au milieu de ces « globules couleur de feu », qui évoquent les « feux de Bengale » dont parlait Flaubert pour décrireses propres symptômes, apparaît « la figure de Rodolphe ».
Sur la toile de fond réaliste du récit, l'hallucinationplaque une sorte de superposition romantique.
L'histoire que se raconte Emma n'est pas la même que nous racontele narrateur.
L'une et l'autre diffèrent également de celle que nous lisons, et à laquelle le décalage entre le planréaliste et le plan romantique donne toute sa rayonnance et sa complexité.Ainsi dans la cuisine des Homais, la jeune femme que découvre Justin, sorte d'ange gravitant autour du personnaged'Emma, n'est pas celle que décrit le narrateur.
A la thématique du fantôme, dont on remarque la pâleur et la voixétrangement fascinante, s'opposent les notations réalistes qui nous font entendre le bruit des dîneurs, tandis quel'héroïne prétexte « avoir besoin de tuer les rats qui l'empêchaient de dormir ».De l'opposition des deux styles et des deux visions du monde, le réalisme sort vainqueur.
Bientôt dépouillée de toutemétaphore, la narration se concentre sur une série d'actions simples, décrites en gros plan et sans aucun artifice :elle « saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d'une poudre blanche, ellese mit à manger à même ».
L'écriture est précise, sans grandiloquence aucune, et l'emploi du verbe « fourrer » oude la locution « à même » lui donne un ton presque familier.Comme entraînée par ce changement de style, Emma se sent « subitement apaisée, et presque dans la sérénité d'undevoir accompli ».On se demandera si ce devoir n'était pas de réunir en une seule, enfin, l'Emma passionnée et l'Emma calculatrice.Gageure que seul son suicide, acte à la fois passionnel et calculé, pouvait rendre possible..
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