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Extrait de l'Acte II, scène 5 (Giraudoux, Électre)

Publié le 17/01/2022

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ÉLECTRE. — Je n'attends plus rien, mais dix ans j'ai attendu mon père. Le seul bonheur que j'ai connu en ce monde est l'attente.
CLYTEMNESTRE. — C'est un bonheur pour vierges. C'est un bonheur solitaire.
ÉLECTRE. — Crois-tu ? A part toi, à part les hommes, il n'était rien dans le palais qui n'attendit mon père avec moi, qui ne fût complice ou partie dans mon attente. Cela commençait le matin, mère, à ma première promenade sous ces tilleuls qui te haïssent, qui attendaient mon père d'une attente qu'ils essayaient vainement de comprimer en eux, vexés de vivre par années et non, comme il l'aurait fallu, par décades, honteux de l'avoir trahi à chaque printemps quand ils ne pouvaient plus contenir leurs fleurs et leurs parfums, et qu'ils défaillaient avec moi sur son absence. Cela continuait à midi, quand j'allais au torrent, le plus fortuné de nous tous, qui lui pouvait bouger, qui attendait mon père en courant vers un fleuve qui courait vers la mer. Cela se poursuivait le soir, quand je n'avais plus la force d'attendre près de ses chiens, de ses chevaux, pauvres bêtes trop mortelles, incapables par nature de l'attendre des siècles, et que je me réfugiais vers les colonnes, les statues. Je prenais modèle sur elles. J'attendais, debout sous la lune, pendant des heures, immobile, comme elles, sans penser, sans vivre. Je l'attendais d'un coeur de pierre, de marbre d'albâtre, d'onyx, mais qui battait et me fracassait la poitrine... Où en serais-je s'il n'y avait pas encore des heures où j'attends encore, où j'attends le passé, où je l'attends encore !


Giraudoux, Électre, Le Livre de Poche ©Bernard Grasset, 1937, p. 92-93.

 

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