Extrait: Chatterton (Acte III, scène 8) - Commentaire
Publié le 30/03/2015
Extrait du document
Alfred de Vigny, Chatterton, Acte III, Scènes 8&9, 1835.
[...]
CHATTERTON— Laissez-moi, Kitty. Les hommes ont des moments où ils ne peuvent plus se courber à votre taille
et s'adoucir la voix pour vous. Kitty Bell, laissez-moi.
KITTY BELL —Jamais je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi, monsieur.
CHATTERTON —Venez-vous pour ma punition ? Quel mauvais génie vous envoie ?
KITTY BELL— Une épouvante inexplicable.
CHATTERTON —Vous serez plus épouvantée si vous restez.
KITTY BELL— Avez-vous de mauvais desseins, grand Dieu ?
CHATTERTON —Ne vous en ai-je pas dit assez ? Comment êtes-vous là ?
KITTY BELL— Eh ! comment n'y serais-je plus ?
CHATTERTON— Parce que je vous aime, Kitty.
KITTY BELL— Ah ! monsieur, si vous me le dites, c'est que vous voulez mourir.
CHATTERTON— J'en ai le droit, de mourir. — je le jure devant vous, et je le soutiendrai devant Dieu !
KITTY BELL— Et moi je vous jure que c'est un crime ; ne le commettez pas.
CHATTERTON— Il le faut, Kitty, je suis condamné.
KITTY BELL —Attendez seulement un jour pour penser à votre âme.
CHATTERTON— Il n'y a rien que je n’aie pensé, Kitty.
KITTY BELL— Une heure seulement pour prier.
CHATTERTON— Je ne peux plus prier.
KITTY BELL— Et moi ! je vous prie pour moi-même. Cela me tuera.
CHATTERTON— Je vous ai avertie ! Il n'est plus temps.
KITTY BELL— Et si je vous aime, moi !
CHATTERTON— Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'ai bien fait de mourir ; c'est pour cela que Dieu peut me
pardonner.
KITTY BELL— Qu'avez-vous donc fait ?
CHATTERTON— Il n'est plus temps, Kitty ; c'est un mort qui vous parle.
KITTY BELL (à genoux, les mains au ciel)— Puissances du ciel ! grâce pour lui.
CHATTERTON— Allez-vous en... Adieu !
KITTY BELL (tombant) —Je ne le puis plus...
CHATTERTON— Eh bien donc ! prie pour moi sur la terre et dans le ciel.
3
l la baise au front et remonte l'escalier en chancelant ; il ouvre sa porte et tombe dans sa
chambre.
KITTY BELL— Ah ! — Grand Dieu ! (elle trouve la fiole) Qu'est-ce que cela ? — Mon Dieu ! Pardonnez-lui.
Dans cet extrait, les répliques sont courtes, limitées souvent à une ligne, à une ou deux phrases brèves dont certaines ne dépassent pas quelques mots (I. 5, 1. 18,1. 24, I. 27 et 28). La plus longue réplique est la première ; elle n'occupe pas plus de deux lignes. En outre, Vigny emploie préférentiellement l'indépendante et préfère la juxtaposition à la coordination ou à la subordination. Ces répliques qui se répondent, la plupart du temps phrase à phrase (I. 13 à 21), sont la marque même de la stichomythie qui donne au dialogue une tension remarquable, par le double jeu de la condensation et de l'accélération dramatiques.
«
l E C T U R E S MÉTHODIQUES
1 • UN DIALOGUE SERRÉ
Courtes répliques et stichomythie*
Dans cet extrait, les répliques sont courtes, limitées souvent à une ligne, à une ou
deux phrases brèves dont certaines ne dépassent pas quelques mots
(!.
5, !.
18, !.
24,
!.
27 et 28).
La plus longue réplique est la première ; elle n'occupe pas plus de deux
lignes.
En outre, Vigny emploie préférentiellement l'indépendante et préfère la jux
taposition à la coordination ou à la subordination.
Ces répliques qui se répondent, la
plupart du temps phrase
à phrase (!.
13 à 21 ), sont la marque même de la stichomy
thie qui donne au dialogue une tension remarquable,
par le double jeu de la conden
sation et de l'accélération dramatiques.
La recherche d'une dramatisation
Cette recherche d'une dramatisation paraît logique, compte tenu du contexte.
Elle traduit également la volonté d'aller à un essentiel ultime, aux dernières paroles
avant la mort(!.
25).
L'urgence de la situation («Je ne peux plus prier» -«il n'est
plus temps » -« il n'est plus temps, Kitty » -«je ne le puis plus ») dramatise une
triple vérité : celle de la raison, celle du cœur, celle du ciel.
Il · L'EXPRESSION DES SENTIMENTS
Deux aveux différents
Les aveux de Chatterton et de Kitty ne se répondent pas ; ils se font à distance (1.
10et1.
21).
Ils n'expriment pas le sentiment amoureux de la même manière: l'un passe par l'expression de la cause («Parce que je vous aime») ; l'autre par celle de
l'hypothèse («Et si je vous aime, moi ! » ).
Peut-être faut-il voir dans cette distance et
dans cette différence
tout ce qui sépare irrémédiablement sur terre Chatterton et Kitty.
L'absence d'exaltation
Malgré la situation, la scène ne paraît pas typiquement romantique: l'exaltation
y fait défaut.
Ici pas de« lion superbe et généreux», mais l'expression d'un inter
dit, d'une censure du verbe qui est fatale(« Ah! monsieur, si vous me le dites, c'est
que vous voulez mourir » ).
Point d'exaltation non plus dans cette pudeur farouche
du condamné qui se contente
d'un baiser sur le front comme adieu à celle qu'il aime
(ce qu'indique la
didascalie:« Il la baise au front»).
L'amour de Dieu contre l'amour des hommes
L'amour des hommes cède devant l'amour de Dieu (la présence finale du Qua
ker le rappelle à l'évidence).
Dans l'extrait, le nom de
« Dieu » est utilisé cinq fois ;
à cet emploi s'ajoute celui des
termes« ciel»,« âme» ou« prier».
Au moment de
la vérité ultime (la dernière parole de Chatterton), le verbe
« prier» semble vouloir
unir amour terrestre et amour divin (
« prie pour moi sur la terre et dans le ciel » ).
Ill · LE TRAGIQUE ET LE PATHÉTIQUE
L'amour et la mort : un attelage tragique
La mort est inéluctable.
Elle est une présence évidente, physique autant que men
tale, pour Chatterton qui la revendique comme un droit
(!.
12) ; elle n'est d'abord
qu'un vague pressentiment pour Kitty La réalité ne prend corps qu'avec la décou
verte de la fiole,
à la fin de la scène, lorsqu'il est trop tard.
Le tragique conjugue donc
~LE DRAME ROMANTIQUE.
»
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