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Expliquez et s'il y a lieu discutez ces lignes de Jean-Paul Sartre : «Il n'est pas vrai qu'on écrive pour soi-même : ce serait le pire échec; en projetant ses émotions sur le papier, à peine arriverait-on à leur donner un prolongement languissant... Il n'y a art que pour et par autrui.» (Qu'est-ce que la littérature?, 1947, Gallimard, coll. Folio/Essais, p. 49-50)

Publié le 17/01/2022

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« analogues : ainsi Jean-Jacques Rousseau, qui semble de plus en plus, au fur et à mesure qu'il vieillit, renoncer àécrire pour autrui, compose néanmoins, il le proclame, ses Confessions pour se justifier, ce qui suppose évidemmentune grande importance attachée à autrui.

Certes Rousseau, devant l'inutilité de ses tentatives de justification,semble se décider à écrire pour lui-même, pour noter des émotions et des mouvements du coeur, sans aucun publicenvisagé ni dans le présent, ni même dans l'avenir : «Me voici donc seul sur la terre», tel est le début des Rêveriesdu promeneur solitaire, dont Rousseau dit que «ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de (ses)écrits».

Mais la plupart des critiques se demandent si finalement le ton général des Rêveries n'implique pas lasurvivance de son ancien désir de justification ; c'est en tout cas très net dans la Quatrième Promenade où ilrevient sur l'épisode, qui l'obsède, du ruban volé.

Bref, il semble que presque toujours l'auteur de mémoires ou dejournaux - genres qui représentent pourtant ceux où l'écriture se limite le plus à un prolongement des émotionsintérieures - organise son oeuvre autour d'une idée-force qu'il veut démontrer ou tout au moins insinuer à un lecteurauquel il est demandé de se constituer en juge ou en témoin.

Inversement, ceux qui, comme Maurice de Guérin, seconfient à leur journal intime avec un attendrissement trop facile ne sont pas sans nous agacer un peu.

N'y a-t-ilpas quelque fuite du réel, quelque alanguissement sur soi-même à écrire, en s'adressant à son Cahier vert (1832-1835) : «Tu es pour moi ce que je n'ai pas trouvé parmi les hommes, cet être tendre et dévoué qui s'attache à uneâme faible et maladive, qui l'enveloppe de son affection, qui seul comprend son langage, devine son coeur, compâtità ses tristesses, s'enivre de ses joies, la fait reposer sur son sein ou s'incline par moments sur elle pour se reposer àson tour ; car c'est donner une grande consolation à celui que l'on aime que de s'appuyer sur lui pour prendre dusommeil ou du repos.

Il me faut, à moi, un amour comme celui-là, un amour de compassion.» II On écrit pour se trouver On peut donc considérer comme à peu près acquise l'idée suivante : tout écrit littéraire est doté d'uneintentionnalité qui dépasse le simple désir de fixer des sentiments ou des émotions uniquement pour en jouir deuxfois : au moment où on les note et au moment où on les relit.

Les acquisitions de la critique vont généralement dansce sens : ainsi pour Pascal dont on a longtemps cru qu'il avait noté des émotions et des inquiétudes religieuses etdont on sait aujourd'hui qu'il cherchait surtout à convaincre le libertin de son temps.

Pourtant la thèse de Sartren'est pas sans provoquer quelque gêne, car on a trop l'impression qu'il identifie écrire pour soi et projeter desémotions sur le papier.

En d'autres termes, toute littérature où l'auteur souhaiterait être pour lui-même son premierpublic n'est peut-être pas aussi naïvement sentimentale que Sartre a l'air de le penser.

La littérature peutparfaitement être un exercice sur soi et pour soi, sans tomber pour autant dans un attendrissement facile sur sespetits états d'âme et ses émois superficiels.1 Écrire pour soi n'est pas nécessairement se contempler.

On peut en effet écrire pour soi non pas pour se tendreun miroir agréable et complaisant, mais pour se remettre en question.

On peut parfaitement porter sur soi un regardcritique par le biais de la littérature.

Le journal intime est souvent examen de conscience, autocritique comme on ditmaintenant ; c'est le cas de nombreuses confidences du philosophe latin Sénèque, des inquiétudes quitransparaissent souvent dans le Journal de Gide, etc.

Plus souvent encore celui qui écrit sur lui-même entretientainsi avec sa propre personne un rapport de construction.

C'est l'idée de Montaigne dans sa fameuse réflexion : «Jen'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait.» (Essais, II, 18).

En fixant par l'écriture un état d'âme, on peut enfaire le tremplin d'un dépassement, ce qui ne sera évidemment pas le cas si on laisse cet état d'âme se perdre ou serépéter indéfiniment sans être lucidement analysé et étudié.

A un niveau encore plus profond on peut écrire sur soiet pour soi quand on fait de l'écriture une expérience métaphysique ou tout au moins un moyen d'enquête, par-delàles mouvements superficiels du moi, dans une direction ontologique, au plus secret de l'Etre : certaines formes dejournaux comme le Journal Métaphysique de Gabriel Marcel correspondent à cette attitude où, loin de tout public,l'auteur avance avec comme seul outil son langage, vers l'Absolu, vers Dieu, etc.

La plupart du temps c'est surtoutlà un emploi poétique du langage et Sartre, qui semble assez peu sensible au phénomène poétique, oublieévidemment, dans la pensée que nous commentons en ce moment, ce cas très privilégié où l'on écrit pour soi-mêmesans qu'il y ait pour autant un narcissisme facile : la poésie.2 Écrire pour soi-même est un acte essentiellement poétique.

L'idée de Sartre serait en effet à peu prèsincontestable si le langage littéraire était toujours l'équivalent d'une action : si, comme il le pense dans sa définitionde la littérature engagée, «la parole (était) une action», il serait sûr alors qu'on parlerait pour autrui et non pour soi,un peu comme un ordre se donne toujours à quelqu'un (et même si on se le donne à soi-même, c'est qu'on se traiteen quelque façon comme autrui !) Malheureusement pour la thèse de Sartre le traitement littéraire des motsconsiste souvent à faire de ceux-ci l'instrument d'un forage de soi-même, forage qui peut intéresser autrui, sinon iln'aurait pas de valeur littéraire, mais qui fondamentalement n'est pas fait pour autrui.

Le poète (car c'estévidemment là attitude poétique par excellence) est, par exemple, celui qui, sans songer à demander aux autres dele plaindre (ce qui supposerait alors un public), s'interroge longuement sur la mystérieuse parenté des mots«pleurer» et «pleuvoir» et note tout d'un coup, comme sous la poussée d'une nécessité profonde de son âme : «Ilpleure dans mon coeur/Comme il pleut sur la ville» (XIXe Siècle, p.

503).

Pour qui cela a-t-il été écrit ? Pourpersonne évidemment et, comme le dit Sartre lui-même à propos de Rimbaud lorsque ce dernier s'exclame dans UneSaison en Enfer : «Ô saisons, ô châteaux !/Quelle âme est sans défauts ?» (Ibidem, p.

491).

(Alchimie du Verbe) :«Personne n'est interrogé, personne n'interroge.» (Qu'est-ce que la littérature ?, coll.

Folio/Essais, p.

23).

Il nes'agit pas, bien entendu, de soutenir qu'en poésie les mots veulent dire n'importe quoi, mais de bien voir qu'enpoésie, et même d'une certaine façon en littérature pour peu qu'il y ait un mouvement lyrique, les mots ne sont pasdestinés à autrui, mais, par suite notamment de leur mystérieuse ambivalence, de leurs diverses résonances, ilsfournissent à celui qui écrit un jeu de glaces complexe où il se voit, se multiplie, se désintègre, se recompose en deseffets à peu près infinis.. »

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