Expliquez et, si vous le jugez bon, discutez cette page de Georges Duhamel (Défense des Lettres, Mercure de France, 1937, 1re Partie, chapitre 3) : «La culture est fondée sur l'intelligence des phénomènes, des ouvrages et des êtres. Un esprit même vif et bien doué demeure toujours capable d'hésitation, de distraction, de stupeur momentanée, d'inhibition passagère. Un esprit même attentif a toujours besoin de revenir sur les données, les éléments, les arguments d'un exposé, d'un problèm
Publié le 18/12/2010
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d'art.
Progresser dans la connaissance d'une oeuvre d'art, c'est donc repérer tel détail signifiant que des visionsprécédentes, trop rapides, n'avaient pu permettre d'appréhender.
Exemple célèbre chez Proust : si Bergotte meurt,c'est parce qu'il veut absolument sortir par un jour de froid pour voir le petit pan de mur jaune dont un critique avaitsignalé qu'il était, dans la fameuse Vue de Delft de Vermeer, comme un chef-d'oeuvre se suffisant à lui-même.
C'est là le type de détail qui est vraiment la substance de l'oeuvre d'art, et Bergotte le comprend, qui s'écrie : «C'est ainsique j'aurais dû écrire.
Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendrema phrase, en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.» (Cf.
XXe siècle, p.
232).
Et à propos d'autres arts, Proust revient sans cesse sur cette découverte progressive des détails qui fait la véritable culturemusicale, la véritable culture théâtrale, etc.
: comprendre le jeu de la Berma, c'est pour le Narrateur s'interrogerlonguement avec Bergotte sur la signification d'un bras levé à la hauteur de l'épaule dans un éclairage vert (A l'Ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade, t.
I, p.
550-552).
Apprécier la sonate de Vinteuil, c'est, après une première admiration de surface, qui ne s'attachait qu'aux parties les moins précieuses, en saisir quelques traitscachés ou du moins longtemps cachés avant qu'on ait maintes fois écouté cette sonate (Ibidem, p.
521-523 et cf. TL.G., t.
I, texte 5).
3 Les exercices précédents, qui concernent des arts autres que littéraires, montrent bien toute l'ampleur de laméthode préconisée par Duhamel : c'est vraiment une méthode de culture qu'il suggère et qui s'applique particulièrement bien quand il s'agit de dégager l'originalité profonde d'un écrivain.
Empruntons encore ici un exemplede Proust : dans A l'Ombre des jeunes filles en fleurs (Pléiade, t.
I, p.
541), il étudie la première phrase du portrait du maréchal de Villars par Saint-Simon («C'était un assez grand homme brun, avec une physionomie vive, ouverte,sortante, et véritablement un peu folle») et il montre que si tout le début jusqu'à «sortante» est du Saint-Simonordinaire, le coup de génie est dans le détail final («et véritablement un peu folle») que rien ne laissait prévoir dansce qui le précédait «La vraie variété, conclut Proust, est dans cette plénitude d'éléments réels et inattendus.» Et,certes, il faut pouvoir longuement revenir sur des phrase de ce type pour isoler l'extrême importance du beau détail: le critique Charles Du Bos montre ainsi comment dans un détail littéraire peut venir se cristalliser un ensembled'idées relativement confuses jusqu'à ce qu'elles aient trouvé la beauté dans la lumière d'un «beau mot», T.L.G., t. I, texte 38.
Il s'agit là certes d'une position exigeante et un peu austère : l'oeuvre ne peut se livrer véritablement qu'au prix des loisirs, d'un goût de lentes méditations sur les procédés de fabrication de l'oeuvre (le détail est lié à desproblèmes de technique littéraire).
L'oeuvre elle-même est jugée en fonction de sévères critères de qualité («Sil'ouvrage est de qualité») qui suggèrent un «temple du goût» assez classique, et l'on sent très bien que, pourDuhamel, ces oeuvres de qualité seront des oeuvres assez intellectuelles puisqu'il parle de «données», d'«éléments»,d'«arguments d'un exposé, d'un problème ou d'une discussion» et qu'en fin de compte tout doit aboutir à«l'intelligence des phénomènes, des ouvrages et des êtres», c'est-à-dire à ce que Duhamel appelle un peuabstraitement la culture.
II Des lueurs décisives sur l'esprit littéraire
Il nous faudra donc élargir la conception que Duhamel se fait de la culture, montrer qu'à nous en tenir là ellemanquerait singulièrement d'air et de vitalité.
Mais, avant de procéder à cette discussion, il serait malhonnête de nepas reconnaître que, si étroite qu'elle soit, l'attitude de Duhamel est authentiquement et profondément littéraire.
1 Combien d'écrivains n'ont cessé de se stimuler l'esprit par la méditation continuellement reprise de quelques grands chefs-d'oeuvre lus et relus ! Exemples innombrables : Du Bellay, qui conseille de feuilleter «de main nocturneet journelle les exemplaires grecs et latins» ; Montaigne, qui essaie sa pensée sur Plutarque, Sénèque et quelquesautres (qu' il dépasse du reste très vite, mais auxquels il revient sans cesse) ; Racine, lecteur d'Homère et d'Euripide(nous avons gardé ses annotations à la main en marge du texte grec) ; Gide, dont le Journal atteste une lecture et une relecture
constante de Montaigne, Goethe, Dostoïevski, etc.
; André Maurois, auquel Alain avait conseillé lors de ses débutsde recopier plusieurs fois à la main quelques chefs-d'oeuvre de Balzac ou de Stendhal, comme les peintrescommencent par faire des copies de toiles de maîtres, etc.
Tous, même si, par ailleurs, ils ont accordé une grandeplace à la vie et à l'action, se sont formés littérairement par ce que Duhamel appelle la «réflexion différée» c'est-à-dire l'approfondissement de textes de choix jusque dans tous leurs détails de facture.
2 Duhamel nous aide ainsi à comprendre la raison de certains exercices scolaires parfois trop décriés aujourd'hui,comme le thème ou la version (qu'ils portent sur les langues anciennes ou les langues vivantes).
Une traduction,longuement élaborée jusque dans le choix précis de chaque mot, voilà qui relève d'un esprit authentiquementlittéraire parce qu'il ne s'agit plus, comme dans le discours relâché, d'adapter une expression provisoire à une penséevague, mais il faut unir intensément pensée et expression dans un ajustement qui les rend inséparables.
D'oùégalement l'éloge que ne cesse de faire Valéry des auteurs difficiles parce qu'ils obligent à la relecture : «Tous cesgrands hommes parlent abstraitement, dit Valéry à propos de Montaigne, Descartes, Bossuet, Proust ; ils raisonnent; ils approfondissent ; ils dessinent d'une seule phrase tout le corps d'une pensée achevée.
Ils ne craignent pas lelecteur, ils ne mesurent pas leur peine, ni la sienne» ; et Valéry ajoute, non sans désespoir : «Encore un peu detemps et nous ne les comprendrons plus.» (Hommage à Marcel Proust, 1923, in Pléiade, Oeuvres, t.
I, p.
774).
3.
C'est justement pour essayer de les comprendre encore un peu, si possible, que l'Université attache une grandeimportance à l'explication de texte.
Ce que Duhamel définit, c'est très exactement la méthode de l'explication detexte : «revenir sur les données, les éléments, les arguments», etc., c'est faire le plan, reprendre plusieurs fois un.
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