Expliquez et appréciez ces lignes de Paul Valéry : “On ne fait pas de la politique avec un bon coeur; mais davantage, ce n'est pas avec des absences et des rêves que l'on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d'un véritable poète est ce qu'il y a de plus distinct de l'état de rêve. Je n'y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice.» (Variét
Publié le 17/01/2022
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délicieuse qu'était cette obsession métrique.
Si, dépassant le niveau de la conception, on atteint le stade del'exécution, on retrouve, avec encore plus de détails, la même lutte insidieuse où les contraintes prosodiques«gênent» la pensée, mais aussi l'obligent souvent à se préciser, voire parfois à naître ; «le triomphe perpétuel dusacrifice» conduit sans doute le poète à éliminer certaines pensées ou certaines idées qui lui paraissaientintéressantes, mais peut en faire naître d'autres bien plus profondes et qui, en tout cas, étant coulées dans lesformes verbales, ont l'avantage d'exister concrètement : cette convention des vers réguliers «écarte de l'existenceun infini de belles possibilités ; elle y appelle de très loin une multitude de pensées qui ne s'attendaient pas d'êtreconçues.» (Pléiade, t.
I, p.
478-79.) Et rappelons-nous l'analyse de Gide (qui fournit de bons exemples de cettecontrainte créatrice) : «Le grand artiste est celui qu'exalte la gêne, à qui l'obstacle sert de tremplin.
C'est au défautmême du marbre que Michel-Ange dut, raconte-t-on, d'inventer le geste ramassé du Moïse.
C'est par le nombrerestreint des voix dont pouvoir à la fois disposer sur la scène que, contraint, Eschyle dut d'inventer le silence deProméthée lorsqu'on l'enchaîne au Caucase.
La Grèce proscrivit celui qui ajouta une corde à la lyre.
L'art naît decontrainte, vit de lutte, meurt de liberté.» Pour s'en tenir plus strictement au problème des contraintes poétiques,cf.
Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, t XII, chapitre 14, où le poète Strigelius (= Valéry), composantun dizain intitulé Leçon d'un cénotaphe, s'astreint par exemple à trouver son titre au hasard dans un dictionnaire, sesoumet au dizain de l'ode classique, place d'abord ici ou là certains mots ou certaines rimes qui lui semblent devoirstructurer la strophe, comble ensuite les blancs de ses vers moins d'après le sens que d'après l'effet obtenu parcertains mots ou tours de phrases qui, alors, créent un sens, etc.
(tout ce chapitre de J.
Romains est à lire).
II L'originalité de Valéry
Pour bien comprendre cette esthétique, essayons de la situer avec plus de précision par rapport aux divers courantsclassiques et néoclassiques de la littérature française (il ne s'agit pas de faire là une «revue» d'histoire littéraire,mais on peut parfois être amené dans une dissertation à nuancer une idée en la rapprochant de positions voisines,surtout quand elle s'en réclame).1 Valéry et les classiques.
Sans doute Valéry se réclame des classiques, puisque c'est à La Fontaine qu'il songe enécrivant ces lignes.
Et pourtant sa position n'est pas vraiment classique, car si Valéry garde des classiques lerespect des sévères disciplines et des techniques bien ajustées, il s'en éloigne radicalement lorsqu'il nie la primautéde la pensée par rapport à l'expression.
Les classiques le disent sans équivoque : la pensée, l'idée est reine, et laforme doit obéir et s'adapter.
«Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arriventaisément», affirme Boileau au Chant I de L'Art poétique, v.
153-154.
Aussi on comprend toutes les inquiétudes dumême Boileau pour que le bon sens ne souffre pas de la rime :
Maudit soit le premier, dont la verve insenséeDans les bornes d'un vers renferma sa pensée,Et, donnant à ses mots une étroite prison,Voulut avec la rime enchaîner la raison!(Satire II, «A M.
de Molière», vers 53-56)
Bossuet dit : «Ce qu'il y a de plus nécessaire pour former le style, c'est de bien comprendre la chose, de pénétrer lefond et la fin de tout.» Et le néo-classique Buffon écrira au XVIIIe siècle : «Plus on donnera de substance et deforce aux pensées par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l'expression.».
Donc nettedifférence avec Valéry qui, répétons-le, croit qu'il y a dans la lutte avec les obstacles verbaux un véritable pouvoird'engendrement de la pensée ; il est assez curieux de voir Valéry en accord avec le poète néoclassique La Faye,qui, dans son Ode en faveur des vers, 1729, s'écrie pour justifier les rigueurs de la métrique :
Da la contrainte rigoureuseOù l'esprit semble resserré,Il acquiert cette force heureuseQui l'élève au plus haut degré.Telle dans des canaux pressée,Avec plus de force élancée,L'onde s'élève dans les airs.
2 Valéry et le Parnasse.
Plus proche sans doute de Théophile Gautier et des parnassiens est la position de Valéry.Ils placent bien en effet l'essentiel de la création dans une lutte contre une matière rebelle (cf.
le célèbre début dupoème L'Art dans Emaux et Camées de Gautier : «Oui, l'oeuvre sort plus belle / D'une forme au travail / Rebelle», etla fin du même poème : «Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant»).
Le symbolisme héritera desparnassiens ces exigences formelles qui, par l'intermédiaire de Mallarmé, toucheront donc le poète de Charmes, sondisciple.
Mais, aussi bien chez Gautier que chez Mallarmé, il ne faut pas oublier que l'idéal reste avant tout plastiqueet non intellectuel.
Au moins en théorie (car c'est souvent assez différent, chez Leconte de Lisle par exemple), lalutte contre les obstacles du langage et de la prosodie vise à renforcer la beauté pure de l'oeuvre d'art plus qu'àfaire triompher les pouvoirs de l'intellect.
Autrement dit, l'oeuvre parnassienne, une fois réalisée dans sa perfection,fait oublier son auteur, tandis que l'oeuvre valéryenne, en fait jamais achevée, n'est que le témoignage d'un.
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