« 16 2 Dans Le Gué pard, c'est à travers les méditations du Prince que les sauts rétrospec­ tif s surgissent.

Ces analepses, selon la terminologie de Genette, sont particulièrement nombreuses dans la première partie du roman à travers les longues méditations de Don Fabrizio : il se souvient de l'épisode du soldat mort dans son jardin (p.

14-15 ) puis des audiences chez le roi Ferdinand II (p.

16-19 ).

Dans la deuxième partie, une fois arrivé à Donnaf ugata, le Prince se souvient que c'est grâce à don Pietro Russo (p.

58-59) que la famille Salina a pu quitter Palerme puis il se rappelle des visites du général toscan à la villa Salina (p.

60-62).

Dans la troisième partie, ces réfle xions-analepses du Prince sont multiples lors de la chasse avec don Ciccio Tumeo.

Dans la septième partie, avant de mourir, Don Fabrizio se remémore son voyage infernal de Naples à Rome (p.

257-258).

Les anticipa tions roma nesques Tout au long du roman, le lecteur peut aussi lire de brèves annonces des événements à venir.

Il s'agit de petites prémonitions ou d'intuitions qui fonctionnent comme des prophéties.

Ces anticipations se manif estent en particu lier à travers le personnage d'Angel ica.

Pendant la première visite de la fille de don Calogero Sedàra au palais de Do nnaf ugata, une prolepse nous annonce que son amour pour Tancredi n'est qu'un signe de son ambition sociale: elle deviendra en effet « l'une des Égéries les plus vipérines de Montecitorio et de la Consulta » (p.

151).

Sa liaison avec Tassoni, révélée dans la dernière partie du roman, est déjà annoncée dans la quatrième : les mains aimées de Tancredi seront sûrement remplacées (p.

150).

Sa «renommée de fe mme connaissant l'art » (p.

233) dont elle abusera, est toujours soulignée par une prolepse.

Quant à la maladie qui la rongera jusqu'à sa mort, elle est annoncée dans la huitième partie (p.

282).

C'est aussi pourquoi, dans la deuxième partie, alors que le Prince vit encore dans l'illusion d'une stabilité sociale, une prolepse vient annoncer au contraire le changement, moment à partir duquel « commença, invisible, le déclin de son prestige » (p.

67).

Les anticipa tions hist oriques Dans le roman, les prolepses annoncent aussi un avenir historique qui va bien au-delà du microcosme de l'hi stoire racontée dans Le Gué pard.

Lors du bal chez les Ponteleone, le colonel Pallavicino se montre prophète lorsq u'il prévoit un changement politique allant de pair avec celui de la couleur de la chemise.

Une fois les chemises rouges des garibaldiens disparues, le colonel annonce l' arrivée de chemises « d'une couleur différente » (p.

249) : sous Mussolini, les fas cistes porteront des chemises noires.

En revanche, c'est au narrateur omniscient qu'il incombe d'évoquer un problème (p.

121) touchant à 1 'époque contemporaine de Lampedusa, celui du « Mezzogiorno », qui concerne les différences de développement social et économique entre les régions ayant appartenu au royaume des Deux-Siciles et le reste de l'Italie péninsulaire.

Aussi le «g ag » d'A nge li ca (p.

147) renvoie-t-il au film d'Eisenstein, ce Cuirassé Potemkine (1925) qui propulse brusquement le lecteur de l'Italie du Gué pard dans la Russie bolchévique.

L'ordre apparent du temps, qui coule lentement du début à la fin du roman suivant une chronologie précise, est donc enchevêtré d'anacbronies qui le brouillent.. »