ÊTRE DE SON ÉPOQUE - M0NTHERLANT, Le Solstice de juin.
Publié le 19/02/2011
Extrait du document
«II faut être de son époque ! « tranche la midinette déchaînée, entre deux barbouillages de rouge. Et l'intellectuel, le jeune serin à besicles, avec un air inspiré : « Je suis passionnément de mon époque. « Je réponds seulement : Au nom de quoi cet impératif ? Soyez « de votre époque « si c'est là votre goût. Mais n'en faites pas un impératif, car, au jugement de la raison, comme au jugement de la morale, cela n'est pas soutenable. Ceux-là sont faibles d'esprit, qui tiennent pour faiblesse d'esprit de ne pas suivre le contemporain dans chacun de ses moments, qui se font une obligation sublime d'avoir une opinion sur tout le contemporain (opinion qui neuf fois sur dix n'est pas fondée), de prendre parti à propos de tout, et dont cet amoncellement de jugements et d'opinions, s'il laissait trace, formerait un fumier d'inanité et de ridicule : esclaves de l'actualité, dont on pourrait dire qu'elle les vole à eux-mêmes, s'ils avaient un soi-même, mais cette facilité à s'en laisser distraire est la preuve qu'ils n'en ont pas. Le besoin de « se tenir au courant «, à peine moins vulgaire que celui que les midinettes désignent par l'expression « être à la page «, est un de ces besoins factices et de mauvais aloi dont notre époque a le secret. La société va jusqu'à vouloir faire de ce faux besoin un faux devoir (encore un !). Les écrivains sont particulièrement repérés à ce point de vue. Un peintre, un sculpteur, un compositeur de musique n'est pas tenu de dire son mot, à tout bout de champ, sur tout et sur rien : sur des « débats « qui sont artificiels, des « problèmes « qui n'en sont pas, des situations dont c'est temps perdu que d'y réfléchir, puisqu'elles sont renversées le lendemain. Mais un écrivain, oui bien. S'il y rechigne, il sera réputé « manquer à son devoir «. Pourtant, qu'est-ce qu'un écrivain ? Ou un penseur, ou un moraliste, ou un poète, ou un romancier ; et toujours un artiste. Or, un penseur n'applique sur le fait du jour qu'une pensée qui en expulse toute la contingence' ; un moraliste cherche l'homme éternel à travers les individus, et ne s'intéresse à ceux-ci que sous l'angle de sa quête; un poète, un romancier s'occupent de leur fiction, et d'elle seule ; et un artiste, posséder des dons d'artiste ne lui crée nulle obligation de se faire une opinion sur des choses qui ne sont pas de son ressort, ni moins encore d'en exprimer une. Ainsi, de quelque côté que je retourne ce personnage qu'on appelle un écrivain, je le vois aussi propre à un état dégagé de l'actuel, que le sont le peintre, le sculpteur et le musicien. Mais à lui seul cette liberté est refusée. Le sculpteur qui, en six mois de guerre, a sculpté une femme nue; le compositeur qui, en six mois de guerre, a composé une suite de danses, personne n'y trouve à redire. Mais imaginez un peu comment serait accueilli l'écrivain français qui, à la fin de cette année 1940, publierait un livre sur les mystiques hindous ou sur la porcelaine chinoise ! Pourquoi cette inégalité de traitement ? L'écrivain doit répondre aux enquêtes les plus oiseuses, rédiger des messages, pontifier au hasard, guider ses semblables dans des directions mûrement choisies en cinq minutes.
«
La midinette et le jeune intellectuel veulent être de leur époque.
Or, c'est faiblesse d'esprit que de vouloir suivre lecontemporain et prendre parti sur lui.Alors que les autres artistes peuvent se taire, l'écrivain, lui, devrait s'engager! Qu'il soit penseur, moraliste, poète ouromancier, l'écrivain se dégage en fait de l'événement pour atteindre à l'essentiel et, artiste lui aussi, il se doitd'abord à son art.Qu'il ne cède pas aux sollicitations, au risque de s'éparpiller sur tous les sujets et de délivrer des messages quiseront bientôt caducs.
II.
DISCUSSION D'UN POINT INTÉRESSANT : SUGGESTIONS
Le problème central est celui de l'engagement de l'écrivain : Montherlant est le contemporain de Malraux qui a dirigéune escadrille en Espagne et publié un roman-témoignage, L'Espoir; d'Aragon, qui a publié un cycle de romanssociaux, sous le titre Le Monde réel, et aussi de Céline qui venait de lancer un pamphlet antisémite d'une violenceinouïe : Bagatelles pour un massacre.Cet engagement n'est pas un jeu : Robert Desnos mourra en déportation; Céline, condamné à mort, devra s'exiler untemps.Mais on peut penser que Montherlant attaque surtout les journalistes de la presse et de la Radio — ajoutons la T.V.— qui assaillent les écrivains et leur imposent de prendre parti sur les questions d'actualité les plus inattendues,voire les plus saugrenues (on en fait d'ailleurs autant avec les acteurs, les artistes).Montherlant s'en prend aussi au public qui attend des écrivains des réponses aux problèmes politiques oumétaphysiques qu'il se pose lui-même (cf.
le point de vue d'Ionesco, Amiens, ter sujet).Enfin, ce qu'il reproche aux écrivains, ce n'est pas tant d'écrire des romans comme L'Espoir que de lancer desmessages, d'écrire des adresses, des manifestes, plus proches du discours électoral que de l'oeuvre d'art.La réaction hautaine de Montherlant rappelle celle des poètes parnassiens réfugiés dans une tour d'ivoire et pleinsde dédain pour le populisme romantique.
Elle peut être inspirée par l'orgueil mais aussi par une certaine modestie :l'écrivain n'est pas qualifié pour servir de guide à ses concitoyens.
Le proverbe latin disait : « Que le cordonnier necherche pas à aller plus loin que la chaussure ».Il ne semble pas que les confrères de Montherlant aient été sensibles à ses critiques.
Ils ne dédaignent pas de tenirdans les quotidiens ou les hebdomadaires des chroniques, de commenter, sous forme de sermons laïques, les faitsdivers, l'évolution des moeurs, du costume, etc.Cette espèce d'apostolat de l'écrivain, qui dialogue à la petite semaine avec le public d'un journal, sembleuniversellement admise.
Pourtant, les romans de Mauriac survivent à son Bloc-notes et ceux de Camus à Actuelles(recueil d'articles).
L'oeuvre littéraire a un caractère intemporel alors que la chronique, même brillante, reste liée àun moment précis et devient vite inintelligible.
[Ces quelques considérations devraient vous aider à voir clair dans les problèmes posés par ce texte et vouspermettre le choix d'un thème et d'une attitude.].
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