ÉTATS DU MONDE (revues des) (Histoire de la littérature)
Publié le 06/12/2018
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ÉTATS DU MONDE (revues des). On parle ordinairement d’« états du monde » (d’après une expression qui n’apparaît qu’au xive siècle) pour désigner les catégories sociales passées en revue dans des textes de forme et d’étendue très diverses (environ 160 du xiie au xve siècle; plus d’une centaine de 1500 à 1615). Il s’agit généralement d’un tableau de la société tracé d’un point de vue moral ou politique, en mettant l’accent sur les devoirs propres à chaque fonction et sur les mauvais côtés (vices ou malheurs) des différentes positions sociales, l’ouvrage étant censé s’adresser à tous.
Une longue préhistoire : de Sésostris à Louis VII
Dès les Enseignements de Khéti (Egypte, début du IIe millénaire av. J.-C.), on voit opposer au bonheur du scribe la vie malheureuse du forgeron, du tailleur de pierres, du barbier, etc.; ce thème sera connu de l’Occi-dent par Jésus Ben Sira (Eccli., xvn). Mais l’Antiquité classique a introduit l'habitude de mettre les catégories fonctionnelles sur le même plan, sous leur meilleur jour dans les maquettes de la cité idéale (Platon, Aristote, les pythagoriciens...), ou sous un jour dérisoire dans le tableau des « folies humaines » (Horace). Le christianisme prend à ces traditions la conception des deux types de vie (active et contemplative) en l’appliquant à la structure fonctionnelle de l’Église (grades du clergé, moines, laïcs), base de l’idée de « devoirs d’état » (dont le modèle est chez Isidore de Séville). Mais divers libelles du haut Moyen Age ébauchent une revue des types avec une critique plus ou moins vive des plus marquants; la littérature carolingienne des « miroirs » rappelle leurs devoirs aux moines, aux évêques, aux princes et aux laïcs (nobles). Des textes où le droit se distingue encore mal de la morale ou de la littérature, comme les Capitulaires de Charlemagne et les collections canoniques, s’adressent aux différentes catégories de chrétiens du viiie au XIe siècle. En 936, les Praeloquia de Rathier de Liège, évêque de Vérone, avant d’examiner les devoirs du roi et de l’évêque (dont le conflit est l’occasion de cet ouvrage), envisagent les autres catégories d’occupation fonctionnelle et d’état civil (jeunes, vieux, mariés, vierges..., classement qui interférera souvent avec celui des professions) : après cette première « revue d’états », le procédé ne réapparaît sous forme développée que vers 1100, avec divers poèmes latins, les textes moraux en prose d’Honorius et de Bonizo de Sutri et le Mépris du monde de Bernard de Morval.
Dispersion des formes, permanence d'une « formation discursive »
On ne peut faire des revues d’états un « genre littéraire », peu d’œuvres s’y consacrant entièrement. Pourtant il s’agit de bien plus que d’un « thème », et l’on peut parler à ce sujet de « formation discursive », en un sens voisin de celui de Michel Foucault dans l’Archéologie du savoir : un domaine d’énonciation reconnaissable dans une société donnée, où il prétend être à la fois un champ de la connaissance et de la pratique, et où il se définit par un objet relativement large et par des règles implicites tendant à favoriser certains énoncés et à en exclure d’autres, tout en semant les germes d'une science moderne — en l’occurrence, la physique sociale.
Les textes se différencient selon leur finalité morale, leur perspective d’énonciation et les occasions où ils apparaissent. Il y a surtout une répartition entre latin et langues vulgaires : celles-ci, du xiiie au xvie siècle, mettent plutôt en forme des discours cherchant à susciter le plaisir ou l’admiration du lecteur, alors que le latin s’occupe plutôt d’enseignement ou de mémorisation. Les théories politiques de Jean de Salisbury, la casuistique des Manuels de confesseurs, la théologie morale de saint Antonin de Florence, les sermons ad status (différents selon le type d’auditoire), les recueils d'exempta (anecdotes à placer dans les sermons), les Arts poétiques, ou (au xvie siècle) le Catalogus gloria mundi, traité de hiérarchie protocolaire de Chasseneuz, utilisent donc le latin pour classer les hommes en types que doivent savoir situer les politiciens, les confesseurs, les prédicateurs et les poètes. Mais certains ouvrages latins, plus « littéraires », font l’objet de traductions en langue vulgaire, comme, vers 1300, les Lamentations de Matheolus ou le Jeu des échecs de Jacques de Cessoles (assimilant les rôles des types sociaux à ceux des diverses pièces du jeu) et plus tard le Miroir de la vie humaine de Ruy Sanchez de Arevalo (1468), très lu encore au xviie siècle. De même, les poèmes latins du type Vado mori..., qui, faisant parler chaque type social, nous le faisaient entendre regrettant son destin mortel, ont inspiré les Danses Macabré françaises du xve siècle.
En français domine (surtout jusqu’au xive siècle) une forme à la fois prêchante et versifiée, qui aboutit parfois à des développements énormes (chez Gilles le Muisit ou John Gower), et l’extrême diversité de la diffusion, d’une œuvre à l’autre, nous déconcerte : le Livre des manières d’Étienne de Fougères, première revue en français, vigoureux et pittoresque, semble avoir dormi dans un unique manuscrit peu connu, tandis que le Poème moral ou le Miserere, accablants d’abstraction et de verbosité à nos yeux, ont été abondamment copiés et réutilisés. Il semble qu’il y ait eu, dans les milieux urbains et aristocratiques, une soif de culture et de moralité qui cherchait à s’appuyer sur l’image concrète des structures sociales, mais qui s’est comblée par des satisfactions plus quantitatives que qualitatives; l’écoute de ce type de prédication a pu être sentie comme une sorte de participation intellectuelle des laïcs à l’idéologie sociale. On a cependant quelques exemples de deux formes narratives du thème : celle où plusieurs types sociaux sont mis successivement en présence d’un même réactif (les dons d’un prince, l’accusation de paternité d'une putain, le charme d’un site, la pénurie matérielle...) et celle où un même personnage passe successivement par diverses situations sociales (le Blanquerna de Raymond Lulle, le « filz non estable » de Renaud de Louhans, ou, par déguisements successifs, le truculent Trubert).
La recherche d'une taxinomie sociale
A travers les revues d’états apparaît la quête des principes d’une structure sociale, bien des textes se bornant à mettre en vedette cette structure en caractérisant brièvement chacun de ses éléments. En gros, cette recherche oscille entre deux pôles. Le premier est la mise en ordre d’ensemble de la société regroupée en quelques catégories, généralement trois : à côté du vieux classement théologique et canonique en « clercs, moines et laïcs », apparaît, vers l’an mille, un système appelé à connaître un grand et durable succès dans les structures politiques : le schéma oratores — bellatores — laboratores, qui, repris et précisé à partir du milieu du XIIe siècle (comme l’a montré Georges Duby dans un ouvrage capital), deviendra celui des « trois ordres » : clergé, noblesse et tiers état; le lien historique de cette nomenclature avec celle des « trois fonctions » indo-européennes (mise en évidence par Georges Dumézil) reste peu clair; mais c’est souvent à cette taxinomie qu’est liée, comme dans
l’Inde, l'image des membres du corps social (tête = roi ou clergé; bras = chevaliers; pieds = paysans). En face de ce type synthétique apparaît, dès l’origine, un type analytique qui tend au catalogue des « métiers » et, par suite, à une forme énumérative plus lâche (malgré le principe des « sept arts mécaniques », vite dépassé) et à une nomenclature interminable (trente et une catégories au xive siècle, dans le Livre de l'exemple, du pape aux joueurs de dés; quarante dans la seconde version de la Danse Macabré, en 1486). Mais les deux types suivent un principe commun : rattacher chaque catégorie à une fonction visant au bien de tous.
Des silhouettes de types sociaux
Nos auteurs cherchent moins à définir des catégories juridiques, exclusives les unes des autres, qu’à présenter des types, qui se recoupent parfois, mais dont la mise en scène plus ou moins pittoresque est la chance littéraire de ces prêches souvent fastidieux. Ces silhouettes restent souvent floues, mais on peut les préciser en creusant derrière les analyses morales abstraites. Par exemple, deux images du chevalier apparaissent : l’une où il exagère son agressivité par le pillage et les exactions (plus tard par le duel), l’autre où il laisse rouiller ses armes et s’endort dans le luxe, mais avec le même résultat puisque alors il laisse les soudards piller. La silhouette du moine bien habillé, bien nourri et lâche, qui se fait saigner plusieurs fois par an pour échapper quelques jours à l’abstinence, est liée au type traditionnel de l'abbaye-refuge qui cherche sans cesse à accroître ses terres par des procès; elle s’oppose donc à celle du moine mendiant qui court les rues de la ville en abusant les gens par ses belles paroles; mais toutes deux se rejoignent dans la notion évangélique d’« hypocrisie ». Le modèle du bourgeois, qui vit dans l’oisiveté et « prête deux deniers pour trois », est lié à celui du marchand qui vend sa toile dans l’obscurité en l’étirant ou qui fait passer une peau de fouine pour une fourrure de zibeline. Le médecin du XIIIe siècle, tel que nous le présente Guiot de Provins, avec son habileté à trouver phtisique celui qui tousse et à imposer des remèdes aux noms savants, n’est pas très différent de celui que peindront trois siècles plus tard Sanchez de Arevalo et Jean du Pont-Allais, et qui tue les gens très « humainement » après les avoir « amoutar-dés » avec une « poudre fine ». Beaucoup d’auteurs réservent leurs sympathies aux malheureux « vilains », à qui l’on reproche parfois leurs récriminations envieuses et leurs jurons, mais dont on plaint souvent la situation misérable que leur valent les exactions des nobles et des officiers royaux. Tout cela, bien sûr, nous indique quelle image le public se faisait de chaque type social, plutôt que ce qu’il était réellement.
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apparaissent.
Il y a surtout une répartition entre latin et
langues vulgaires : celles-ci, du x111• au xvt• siècle, met
tent plutôt en forme des discours cherchant à susciter le
plaisir ou l'admiration du lecteur, alors que le latin s'oc
cupe plutôt d'enseignement ou de mémorisation.
Les
théories politiques de Jean de Salisbury, la casuistique
des Manuels de confesseurs, la théologie morale de saint
Antonin de Florence, les sermons ad status (différents
selon le type d'auditoire), les recueils d'exempta (anec
dotes à placer dans les sermons), les Arts poétiques,
ou (au xvt• siècle) le Catalogus gloria mundi, traité de
hiérarchie protocolaire de Chasseneuz, utilisent donc le
latin pour classer les hommes en types que doivent savoir
situer les politiciens, les confesseurs, les prédicateurs et
les poètes.
Mais certains ouvrages latins, plus « littérai
res », font 1 'objet de traductions en langue vulgaire,
comme, vers 1300, les Lamentations de Matheolus ou le
Jeu des échecs de Jacques de Cessoles (assimilant les
rôles des types sociaux à ceux des diverses pièces du
jeu) et plus tard le Miroir de la vie humaine de Ruy
Sanchez de Arevalo (1468), très lu encore au xv11 • siècle.
De même, les poèmes latins du type Vado mori ..
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faisant parler chaque type social, nous le faisaient enten
dre regrettant son destin mortel, ont inspiré les Danses
Macabré françaises du xv• siècle.
En français domine (surtout jusqu'au XIv• siècle) une
forme à la fois prêchante et versifiée, qui aboutit parfois
à des développements énormes (chez Gilles le Muisit ou
John Gower), et l'extrême diversité de la diffusion, d'une
œuvre à l'autre, nous déconcerte : le Livre des manières
d'Étienne de Fougères, première revue en français,
vigoureux et pittoresque, semble avoir dormi dans un
unique manuscrit peu connu, tandis que le Poème moral
ou le Miserere, accablants d'abstraction et de verbosité
à nos yeux, ont été abondamment copiés et réutilisés.
Il semble qu'il y ait eu, dans les milieux urbains et
aristocratiques, une soif de culture et de moralité qui
cherchait à s'appuyer sur l'image concrète des structures
sociales, mais qui s'est comblée par des satisfactions
plus quantitatives que qualitatives; l'écoute de ce type
de prédication a pu être sentie comme une sorte de parti
cipation intellectuelle des laïcs à l'idéologie sociale.
On
a cependant quelques exemples de deux formes narrati
ves du thème : celle où plusieurs types sociaux sont mis
successivement en présence d'un même réactif (les dons
d'un prince, l'accusation de paternité d'une putain, le
charme d'un site, la pénurie matérielle ...
) et celle où
un même personnage passe successivement par diverses
situations sociales (le Blanquerna de Raymond Lulle,
le « filz non estable » de Renaud de Louhans, ou, par
déguisements successifs, le truculent Trubert).
La recherche d'une taxinomie sociale
A travers les revues d'états apparaît la quête des prin
cipes d'une structure sociale, bien des textes se bornant à
mettre en vedette cette structure en caractérisant briève
ment chacun de ses éléments.
En gros, cette recherche
oscille entre deux pôles.
Le premier est la mise en ordre
d'ensemble de la société regroupée en quelques catégo
ries, généralement trois : à côté du vieux classement
théologique et canonique en « clercs, moines et laïcs »,
apparaît, vers l'an mille, un système appelé à connaître
un grand et durable succès dans les structures politiques :
le schéma oratores -bellatores -laboratores, qui,
repris et précisé à partir du milieu du x11• siècle (comme
l'a montré Georges Duby dans un ouvrage capital),
deviendra celui des « trois ordres '' : clergé, noblesse et
tiers état; le lien historique de cette nomenclature avec
celle des « trois fonctions » indo-européennes (mise en
évidence par Georges Dumézil) reste peu clair; mais
c'est souvent à cette taxinomie qu'est liée, comme dans l'Inde,
l'image des membres du corps social (tête= roi
ou clergé; bras =chevaliers; pieds =paysans).
En face
de ce type synthétique apparaît, dès l'origine, un type
analytique qui tend au catalogue des « métiers » et, par
suite, à une forme énumérative plus lâche (malgré le
principe des « sept arts mécaniques », vite dépassé) et à
une nomenclature interminable (trente et une catégories
au xtv• siècle, dans le Livre de l'exemple, du pape aux
joueurs de dés; quarante dans la seconde version de la
Danse Macabré, en 1486).
Mais les deux types suivent
un principe commun : rattacher chaque catégorie à une
fonction visant au bien de tous.
Des silhouettes de types sociaux
Nos auteurs cherchent moins à définir des catégories
juridiques, exclusives les unes des autres, qu'à présenter
des types, qui se recoupent parfois, mais dont la mise en
scène plus ou moins pittoresque est la chance littéraire
de ces prêches souvent fastidieux.
Ces silhouettes restent
souvent floues, mais on peut les préciser en creusant
derrière les analyses morales abstraites.
Par exemple,
deux images du chevalier apparaissent : l'une où il exa
gère son agressivité par le pillage et les exactions (plus
tard par le duel), l'autre où il laisse rouiller ses armes et
s'endort dans le luxe, mais avec le même résultat puisque
alors il laisse les soudards piller.
La silhouette du moine
bien habillé, bien nourri et lâche, qui se fait saigner
plusieurs fois par an pour échapper quelques jours à
l'abstinence, est liée au type traditionnel de l'abbaye
refuge qui cherche sans cesse à accroître ses terres par
des procès; elle s'oppose donc à celle du moine mendiant
qui court les rues de la ville en abusant les gens par ses
belles paroles; mais toutes deux se rejoignent dans la
notion évangélique d'« hypocrisie>>.
Le modèle du bour
geois, qui vit dans l'oisiveté et« prête deux deniers pour
trois », est lié à celui du marchand qui vend sa toile dans
l'obscurité en l'étirant ou qui fait passer une peau de
fouine pour une fourrure de zibeline.
Le médecin du
XIIIe siècle, tel que nous le présente Guiot de Provins,
avec son habileté à trouver phtisique celui qui tousse et
à imposer des remèdes aux.
noms savants, n'est pas très
différent de celui que peindront trois siècles plus tard
Sanchez de Arevalo et Jean du Pont-Allais, et qui tue les
gens très « humainement » après les avoir « amoutar
dés" avec une «poudre fine».
Beaucoup d'auteurs
réservent leurs sympathies aux malheureux « vilains », à
qui l'on reproche parfois leurs récriminations envieuses
et leurs jurons, mais dont on plaint souvent la situation
misérable que leur valent les exactions des nobles et des
officiers royaux.
Tout cela, bien sûr, nous indique quelle
image le public se faisait de chaque type social, plutôt
que ce qu'il était réellement.
Une lente évolution : de Louis VIl à Louis Xlii
Malgré une étonnante stabilité, le thème des «états ''
a nécessairement évolué pendant les 450 ans de sa florai
son.
Tl a d'abord enrichi sa nomenclature : le xm• siècle
voit le développement des catégories urbaines ( « esco
liers », métiers artisanaux différenciés, bourgeois oisifs,
moines mendiants ...
) et le XIv• celui des fonctionnaires
de l'administration royale.
Les formes littéraires domi
nantes sont d'abord le « sermon en vers »,assez long, de
1170 à 1250, puis le «dit», plus bref, de 1250 à 1340
(Rutebeuf, Jean de Condé, Geffroy ...
), puis, de 1340 à
1390, la grande fresque (Jean Dupin, John Gower ...
) ou
la digre,ssion insérée (Renart le Contrefait, Modus et
Ratio, Echecs d'amour, Songe du vieil pèlerin ..
.
).
La
sécularisation partielle du thème, annexé par la politique,
se produit entre 1350 et 1420 (Eustache Deschamps,
Christine de Pisan, Gerson, Alain Chartier ...
); la peur.
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