En vous fondant sur une étude précise du texte — vocabulaire, syntaxe, temps verbaux, etc. — vous pourriez, par exemple, montrer comment Victor Hugo met en scène, dans une présentation fantastique, le face à face tragique de fa vert avec sa conscience et son destin.
Publié le 20/02/2011
Extrait du document
(Jean Valjean, l'ancien bagnard, vient de sauver l'inspecteur Javert qui l'avait reconnu. Celui-ci, partagé entre le devoir et la reconnaissance, s'est résolu à laisser partir Jean Valjean. Mais il ne supporte pas le manquement au devoir. Il va s'accouder sur un parapet, au bord de la Seine).
Javel pencha la tête et regarda. Tout était noir. On ne distinguait rien. On entendait un bruit d'écume ; mais on ne voyait pas la rivière. Par instants, dans cette profondeur vertigineuse, une lueur apparaissait et serpentait vaguement, l'eau ayant cette puissance, dans la nuit la plus complète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer en couleuvre. La lueur s'évanouissait, et tout redevenait indistinct. L'immensité semblait ouverte là. Ce qu'on avait au-dessous de soi, ce n'était pas de l'eau, c'était du gouffre. Le mur du quai, abrupt, confus, mêlé à la vapeur, tout de suite dérobé, faisait l'effet d'un escarpement de l'infini. On ne voyait rien, mais on sentait la froideur hostile de l'eau et l'odeur fade des pierres mouillées. Un souffle farouche montait de cet abîme. Le grossissement du fleuve plutôt deviné qu'aperçu, le tragique chuchotement du flot, l'énormité lugubre des arches du pont, la chute imaginable dans ce vide sombre, toute cette ombre était pleine d'horreur. Javert demeura quelques minutes immobile, regardant cette ouverture de ténèbres ; il considérait l'invisible avec une fixité qui ressemblait à de l'attention. L'eau bruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le posa sur le rebord du quai. Un moment après, une figure haute et noire, que de loin quelque passant attardé eût pu prendre pour un fantôme, apparut debout sur le parapet, se. courba vers la Seine, puis se redressa, et tomba droite dans les ténèbres ; il y eut un clapotement sourd ; et l'ombre seule fut dans le secret des convulsions de cette forme obscure disparue sous l'eau.
Victor HUGO, Les Misérables.
• Œuvre à laquelle il a pensé pendant une grande partie de sa vie, Les Misérables= grande épopée du peuple. • V. Hugo y dresse des types d'hommes grandioses dans le Bien ou dans le Mal, dont le principal héros est Jean Valjean, bagnard puni pour le vol d'un pain, sauvé par le pardon et la bienfaisance d'un saint homme, Mgr Myriel, et qui consacre le reste de sa vie à l'expiation. • Mais Jean Valjean est entouré de héros à sa mesure, dont le plus connu est l'extraordinaire petit Gavroche. • Cependant Javert, le policier, est aussi figure de taille.
«
sans l'arrêter !• C'est que Javert s'est senti incapable de ce qui lui paraissait jusqu'à présent normal.
Il a été saisi comme malgré luid'un sursaut de clémence.• C'est là un 1er élément de merveilleux annonçant ceux que cette page d'épopée va accumuler jusqu'au suicide deJavert : merveilleux moral que cette force intérieure bouleversant tout ce qui en Javert était certitude.• Jusqu'alors « l'ordre était son dogme et lui suffisait ».
Or il venait d'apercevoir « dans les ténèbres l'effrayant leverd'un soleil moral inconnu ».• Il s'était heurté à quelque chose de plus grand que l'ordre légal, et dont la puissance l'avait conduit sans qu'ilpuisse s'y opposer.• Il se considère donc en pleine défaillance morale.
Après une longue marche anxieuse, il revient au bord de la Seine,au-dessus d'un tourbillon du fleuve fort dangereux.• Tous les termes utilisés par V.
Hugo vont alors symboliquement traduire le terrible doute qui s'est emparébrutalement de lui, l'homme jusqu'alors mené par « cette foi aveugle qui engendre la probité ténébreuse » (c'est ladeuxième fois que V.
Hugo utilise ce groupe de termes pour parler de Javert) ; et son incapacité à trouver uneréponse, lui qui ne s'était jamais posé de question.
Nous allons donc d'images en images.• Que doit-il faire ? : « il pencha la tête et regarda », symbole de son effort pour voir clair en lui.• Réponse : « Tout était noir.
On ne distinguait rien ».
Les deux phrases brèves claquent sèchement l'absence desolution.• Quand il croit avoir vu enfin un semblant de clarté sur ses actes (« par instants [...] une lueur apparaissait »),immédiatement la difficulté d'être — maintenant que pour la première fois il se pose des questions, qu'il a « affaire àdes scrupules d'une espèce inconnue » — le plonge de nouveau dans l'incapacité de se décider.• La phrase est là aussi symbolique : «La lueur s'évanouissait et tout redevenait indistinct » ou plus loin : « on nevoyait rien ».• Il s'efforce pourtant, avec tout le sérieux qui l'a caractérisé toute sa vie : « il considérait l'invisible avec une fixitéqui ressemblait à de l'attention.
»• Mais pour lui qui pense réellement enfin, au lieu de se laisser bercer par les certitudes qu'on ne discute pas (« nidésobéir, ni blâmer, ni discuter »), la pensée devient une « profondeur vertigineuse », qui lui donne réellement levertige de l'insondable, « la nuit la plus complète ».• Pour la première fois il regarde son destin d'homme en face, en homme, non en robot mécanisé de la Loi, et serend compte que c'est « un abîme », « un gouffre », « un escarpement de l'infini ».• Or ce qui est vrai pour tout homme, même si l'on ne sait pas toujours réfléchir et sentir ce que les imagespuissantes de V.
Hugo nous permettent pratiquement de toucher, est bien pire pour Javert qui a toujours étéaveuglément légal.
Aussi l'observation pour la première fois de sa destinée la lui rend-elle « hostile » et froide commel'eau courante, véritable symbole.• « Un souffle farouche mont[e] de cet abîme » pour celui qui n'a jamais su réfléchir aux grandes valeurs humaines.• Quand apparaît un espoir de compréhension, de possibilité de lucide prise en charge de ces « lois non écrites », lesseules grandes et sûres de l'homme dont parle Sophocle, il est « plutôt deviné qu'aperçu », « tout de suite dérobé »comme ce « mur du quai » — symbole.• Ainsi le lecteur trouve-t-il à travers toutes ces images symboliques les clés qui ouvrent, les signes dereconnaissance qui permettent de pénétrer dans l'âme de Javert si longtemps obscurcie par un sens du devoirabruptement, donc mal conçu...
II.
...
emporté peu à peu vers et par le tourbillon du fantastique.
• Mais sont-elles seulement images ?• V.
Hugo qui croit en la pénétration du monde des morts chez celui des vivants, en des échanges de l'un à l'autre,VOIT, au sens propre, la mort gagner progressivement Javert.• Car, ne recevant pas de réponses à son terrible dilemme moral, Javert, d'un naturel inflexible, ne peut plus trouverd'issue dans la vie : « L'autorité était morte en lui.
Il n'avait plus de raison d'être.
»• Une seule solution lui reste donc : le suicide.• Or les ténèbres de la nuit et les tourbillons de la Seine s'allient pour avoir l'air de lui faire signe, de l'entraîner verseux : « L'immensité semblait ouverte là.
»• Chaque élément ou objet —, dans l'état de confusion morale et de malheur intense où il se trouve plongé (« Javertsouffrait affreusement », est-il signalé au début du chapitre) — va prendre des dimensions et des significationsextraordinaires.• Ainsi l'eau ne devient-elle pas une Erynnie ?, une de ces déesses des Enfers à cheveux de serpents quipoursuivent les humains pour les crimes qu'ils ont commis (cf.
Oreste dans Andromaque de Racine) : elle a « cettepuissance, dans la nuit la plus complète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer en couleuvre ».• Véritable pouvoir qui lui est conféré (« elle a cette puissance ») lors des heures troubles et complices de « la nuit», pouvoir inexplicable « de prendre [...] on ne sait où » ce qui est justement d'habitude le contraire de la nuit,surtout « la plus complète » : « la lumière ».• Déjà le verbe « serpentait vaguement » a préparé la vision.
Celle-ci devient nette, métamorphose visqueuseévoquant les sorcières entourées précisément de crapauds et de couleuvres.• Voilà la première manifestation précisée en image du destin de Javert.• Car l'eau dans laquelle il est tenté de se jeter, puisqu'il est dans une telle crise de conscience qu'il n'a plus d'autreissue, « ce n'était [déjà plus] de l'eau, c'était du gouffre ».
L'étonnante utilisation de l'article du donne uneprésence presque familière à ce qui attend Javert.
« L'immensité », c'est en réalité l'éternité de la mort..
»
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