"En toute société, l'artiste, l'écrivain demeure un étranger" Simone de Beauvoir dans La Force de l'âge.
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
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«suicidés».
Pas besoin d'artistes dans nos sociétés...
Ainsi le poète Gilbert meurt de faim sous Louis XV tandis quel'on danse à la Cour et que l'on se délecte de galanteries stupides.
Ainsi le poète anglais Chatterton, incompris, sesuicide, victime du système monarchique bourgeois britannique tout entier tourné vers l'esprit pratique etmercantile.
Ainsi meurt aussi Chénier, sur l'échafaud, en 1794.
La jeune République non plus n'a pas besoin d'artiste.L'horizon est donc bouché puisque ni l'ancien ni le nouveau régime, ni l'Angleterre ni la France ne reconnaissent uneplace à l'artiste dans la société.
Ou plutôt si, ils lui en assignent une : la plus misérable.
Une niche, ou un tonneau,ou la table des domestiques, comme Mozart, humilié de la sorte du temps où il fréquentait l'archevêque deSalzbourg, son «mécène»...
Plus tard les choses ne s'arrangent guère : les Soviets décréteront ne pas avoir besoinde Maïakovski, ni les Chiliens (sous Pinochet) de Pablo Neruda ; il ne semble pas non plus que les intégristes actuelstiennent vraiment à Salman Rushdie ; la chasse à l'artiste et à l'intellectuel est ouverte en Algérie...
L'artiste, on letolère s'il est là seulement pour divertir, pour amuser les honnêtes gens, l'espace d'un moment, d'unereprésentation.
La Cour peut bien applaudir Molière.
À sa mort ce sera la fosse commune.
Pour les acteurs et lesactrices, c'est toujours le même destin.
Au XIXe siècle, certes, les comédiens ne sont plus excommuniés.
Les artistes, eux, sont méprisés, raillés, incompris.Baudelaire est condamné par les tribunaux pour obscénité (la même année Flaubert connaît aussi les joies du procèsà cause de Madame Bovary mais il sera acquitté).
Verlaine invente une nouvelle expression pour désigner «l'espèce» à laquelle il appartient : les «poètes maudits».
Rimbaud et quelques autres pourront être classés sous cetterubrique, ces étrangers qui refusent le monde comme il est, les conventions poétiques et morales, qui revendiquentleurs différences comme on dirait aujourd'hui, et ne peuvent créer
que s'ils sont «ailleurs».
On voit naître alors l'image (devenue stéréotype aujourd'hui) de l'artiste «maudit» justement(l'adjectif a fait fortune, pas Verlaine), vaguement débraillé, toujours entre deux vins, mal rasé, mal luné, impoli,ignorant les normes que chaque citoyen rangé respecte...
Van Gogh se coupe l'oreille, Toulouse-Lautrec fréquenteles prostituées, Maupassant est fou et vérolé, Verlaine aime Rimbaud.
Ces gens-là décidément ne sont pasrespectables, on a bien raison de ne pas les accueillir à sa table et de ne pas en faire nos gendres, qui saitcomment ils pourraient se comporter : ils n'ont pas de «manières».
La même question se pose néanmoins encore :sont-ils comme ça «naturellement», ou le deviennent-ils par «provocation», pour réagir, par l'excès, contre unesociété qui les a d'abord montrés du doigt ?
En effet, le public officiel (les nantis) refuse le langage nouveau des artistes.
Il reste figé dans une admiration sagedu passé.
Les «modernes» font peur.
Géricault fait scandale avec son Radeau de la Méduse et ses cadavres verdâtres qui s'accumulent.
Quelle horreur.
Les impressionnistes seront vilipendés par les critiques officiels.
MadameNapoléon III cravache hargneusement l'Olympia de Manet qui n'a pas l'honneur de lui plaire.
Van Gogh peut mourir dans l'indifférence générale d'un coup de pistolet dans le ventre.
L'époque aime les artistes, mais morts, quand onpeut se faire de l'argent (beaucoup d'argent) sur leur cadavre.
Le paradoxe est là : les artistes sont méprisés, maisà côté de cela, les oeuvres d'art prennent de la «valeur» (c'est le mot clef de notre siècle et du précédent)financière surtout.
Les oeuvres sont objets de trafic.
Elles ont une «cote».
Si l'artiste n'a pas sa place, les oeuvres,elles, deviennent des «placements».
Les artistes ne sont pas reconnus pour autant.
Ou alors il leur faut sedébrouiller.
L'homme de pouvoir a toujours besoin d'un bouffon, ou d'un peintre, d'un poète, d'un musicien officiels.Certains assument la tâche sans trop se faire prier.
Ce ne sont pas toujours les meilleurs.
Ce ne sont pas non plusforcément les pires !
L'artiste en effet doit-il toujours jouer à l'albatros ? Doit-il être nécessairement ce grand oiseau blanc qui plane au-dessus des autres hommes ? Est-il condamné à vivre en marge du monde réel ? À être humilié par les «hommesd'équipage» lorsqu'il touche au sol et que «ses ailes de géant» l'empêchent de marcher ? Après tout, Victor Hugoreçut très jeune la Légion d'honneur ; comme Lamartine, il rêva de jouer un rôle politique officiel important (êtreministre de l'Instruction par exemple, comme Lamartine brigua les suffrages populaires pour être
président...).
L'artiste chez Vigny désirerait jouer un rôle important : montrer, par exemple, leur route aux peuples.Être Moïse.
C'est cela aussi la fonction de l'artiste : guider les autres, les éclairer, lire l'avenir dans le Ciel.
Nombreuxfurent ceux qui rêvèrent de cette haute et noble fonction.
Ou qui purent même exercer un certain pouvoir effectif :Chateaubriand, par exemple.
Plus tard Malraux fut bien, lui aussi, ministre, de la Culture, très officiel, commel'écrivain Vaclav Havel est bien président de la très officielle République tchèque...
Perdent-ils pour autant leurstatut d'artiste ? Certains même, aujourd'hui, ne dédaignent pas recevoir un ruban rouge des mains de MM.
Langpuis Toubon.
Pourquoi l'artiste serait-il voué au rôle d'étranger perpétuel, de sans domicile fixe, de paria errant ? Quiaurait intérêt à ce qu'il en fût ainsi ? Ne serait-ce pas certains hommes de pouvoir qui ont peur de l'artiste engénéral, car par définition il dérange toujours un peu...
Et ce n'est pas vraiment la faute de Victor Hugo si celui-ci devient un étranger à Jersey puis à Guernesey ; ce n'estpas non plus «la faute à Voltaire» si celui-ci s'exile à Londres ; pas «la faute à Rousseau)), si Jean-Jacques fuit àtravers l'Europe : en 1762 déjà on brûle les livres sur les parvis des cathédrales, en attendant de mettre au milieudu bûcher l'écrivain lui-même ; Diderot a-t-il choisi de se marginaliser dans le donjon de Vincennes où le pouvoir leretint quelque temps prisonnier pour lui faire expier le péché de quelques pensées philosophiques peu orthodoxes ?La réponse est claire : la place naturelle (s'il en existe une) de l'artiste n'est ni en exil ni en prison...
Rare est celuiqui choisit délibérément d'être mis hors la loi ou exilé.
Mieux vaudrait dire que, dans leur écrasante majorité, lesartistes y sont poussés, à cette mise à l'écart, par les dures lois de la nécessité sociale.
Le poète rêve d'être lu, ledramaturge d'être applaudi, le musicien d'être entendu (mieux : écouté) comme le peintre souhaite être vu etreconnu...
L'ennui est qu'il n'y parvient pas toujours.
Chassé, humilié, méconnu, il «préfère», faute de mieux, s'isoler,.
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