En janvier 1976, lors de la parution de son roman, La Valse aux adieux, l'écrivain tchèque Milan Kundera déclarait : « Dans la vie, l'homme est continuellement coupé de son propre passé et de celui de l'humanité. Le roman permet de soigner cette blessure. » L'opinion de Kundera sur la fonction de l'oeuvre romanesque rejoint-elle votre expérience personnelle de lecteur ?
Publié le 29/06/2010
Extrait du document
I. Le roman permet de retrouver le temps perdu et de redonner à l'homme la conscience d'une unité
— L'homme en quête de son passé — A la recherche du temps perdu : roman et autobiographie — A la recherche du temps perdu : roman et histoire
II. L'écriture romanesque et la recomposition du passé
— Procédés de composition : linéarité, totalisation, extension — La fiction d'une continuité de la vie — Le passé ressuscité à travers des destins individuels — Contamination du passé et du présent
III. Le roman : une interrogation sur le temps
— De la continuité à la discontinuité — Le temps recherché plus que saisi — L'oubli du passé, le rêve de l'avenir
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fil chronologique, une linéarité qui peut donner l'impression d'un temps ininterrompu (par exemple dans la Chartreusede Parme de Stendhal).
Et lorsque le récit n'est pas linéaire, il retrouve souvent, par des procédés de retour enarrière, la totalité d'une vie.
C'est ainsi que dans le roman de Balzac, la Peau de Chagrin, la seconde partie, enrevenant sur l'enfance et la jeunesse du héros, permet d'éclairer les événements de sa vie d'adulte évoqués dans lapremière et la troisième partie.Le récit romanesque permet donc, par toutes ses possibilités d'expansion, de reconstituer un ensemble.
Ce que lavie sépare et fait éclater, le roman le rassemble sous la forme d'une saga familiale ou d'une fresque historique.
Telest le projet de Balzac dans la Comédie humaine : être le romancier et l'historien des moeurs en offrant le tableaucomplet d'une époque afin que les générations présentes et futures puissent prendre la mesure de leur passé.Même s'il est rédigé au passé, le roman, par le simple fait qu'il est écrit et qu'il sera lu, fait exister dans le présentdes instants, des visages, des lieux que le temps désagrège.
Par le présent de narration ou encore par le styleépistolaire, le roman peut donner une plus parfaite illusion de l'actualisation du passé.
Il substitue au temps fracturéde la réalité la fiction d'une vie permanente, continue, plus riche parfois que la vie réelle.
Et cet artifice est d'autantplus crédible que le récit romanesque place bien souvent en son centre la vie d'un héros dont le lecteur peut suivreles différentes aventures à différents âges et à des moments historiques distincts : depuis l'enfance jusqu'à la mort,en un cycle ininterrompu et complet, jalonné par l'éducation du héros, ses passions, son engagement dans l'action.Tous les grands romans d'initiation (et en particulier le Rouge et le Noir de Stendhal) s'inscrivent dans cette lignée.Ils permettent de redonner vie au passé en saisissant l'histoire à n'avers des destins individuels, et ce que le lecteurne pourrait atteindre dans un ouvrage scientifique traitant d'une période historique, il le trouve dans le roman parcequ'au-delà des faits, celui-ci recrée le décor, l'atmosphère, la singularité de l'époque.Enfin, la composition romanesque favorise un jeu permanent entre le passé et le présent et permet d'assembler,avec une grande liberté, les différentes strates de la durée.
Dans le roman de Marivaux, la Vie de Marianne, lanarratrice, une femme âgée,revoit son passé et raconte les événements marquants de sa jeunesse tout en les commentant à la lumière de sonexpérience.
Ainsi se tisse dans la trame du roman une double durée : celle du passé raconté et celle du présent dela narration réunies par l'émotion toujours vivante du souvenir.
Le temps « évaporé » dont parle Proust devient alorsle « temps retrouvé » par la magie de la mémoire affective et sa recréation par l'écriture.
Durée recomposée parl'oeuvre romanesque qui retrouve la cohérence perdue et restitue aux hommes leur place occupée et « prolongéesans mesure — puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques sidistantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer dans le Temps »1.La méditation de Proust s'inscrit symboliquement à l'instant où il évoque sa propre mort.
La maîtrise du temps nepeut se réaliser que dans l'oeuvre d'art.
Encore faut-il noter que le temps y est souvent moins reconstruitqu'interrogé.Le roman conduit à souligner les évolutions dans la durée mais, en manifestant ce qui a changé dans l'existence d'unindividu ou dans la vie de l'humanité, il révèle les contradictions entre le passé et le présent.
Le rêve d'unité formulépar Milan Kundera apparaît dès lors problématique.
La tentative pour rattacher l'être à la continuité d'une histoireaboutit parfois à un échec.
Chez Nerval, l'obsession du temps perdu conduit, nous l'avons dit, à une quête inlassabledes signes du passé dans le présent, mais le présent tue le passé et rend ces signes méconnaissables et dérisoiresdans les derniers chapitres de Sylvie.
La jeune fille de l'enfance n'est plus et le narrateur en est réduit à la tristecontemplation des ruines de ce qui fut son bonheur.Le roman au XXe siècle s'est engagé souvent dans cette perspective d'une discontinuité du temps.
La vie des êtresou l'histoire collective n'est plus reconstruite linéairement mais dans la diffraction des instants.
Les conscienceselles-mêmes apparaissent séparées par le jeu des monologues intérieurs et les héros s'interrogent inlassablement surles souvenirs d'un passé obscur, opaque, difficile à interpréter.
C'est le cas du personnage principal du Noeud devipères de François Mauriac, dont l'effort de recomposition du passé aboutit à un échec puisqu'il se rend comptefinalement qu'il a oublié de comprendre les autres dans le présent.Ainsi, le roman nous livre plus souvent une enquête sur le temps qu'une véritable saisie de sa totalité.On notera enfin que bien des ouvrages romanesques négligent purement et simplement l'écriture rétrospective pourse consacrer au présent et pour rêver l'avenir.
Doit-on parler alors d'une littérature de l'oubli ?
Le roman réalisant souvent l'inscription imaginaire d'un destin dans la durée permet de donner à l'homme la visiond'une existence qui échappe à la séparation des temps.
Ainsi, il peut donner à son lecteur la sensation privilégiée devivre en quelques heures la totalité d'une histoire, sans ces espaces déserts, ces fissures, ces sommeils chargésd'oubli qui brisent la vie réelle.
Pourtant on peut se demander si le roman soigne vraiment cette blessure ou s'il nefait que l'aviver en soulignant la fatale division de l'être en quête de son passé..
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