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Emile Zola: Chapitre II - La Curée

Publié le 10/11/2010

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Et se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide : - Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer... Tu n'auras qu'à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras et tu agiras... Maintenant retiens bien ce qu'il me reste à te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne beaucoup d'argent, je te le permets ; seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je te supprime. Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener. Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu'on le lâchait enfin dans la mêlée, en l'autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin du mois. Puis il resta songeur. - Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant... Nous nous gênerions moins. - Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide. - Tu n'auras à t'occuper de rien, je me charge des formalités... Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme ? Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des syllabes : - Sicardot..., Aristide Sicardot... Ma foi, non ; c'est ganache (1) et ça sent la faillite. - Cherche autre chose alors, dit Eugène. - J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre après un silence ; Aristide Sicard..., pas trop mal..., n'est-ce pas ? peut-être un peu gai...Il rêva un instant encore, et, d'un air triomphant : - J’y suis, j’ai trouvé, cria-t-il... Sacard, Aristide Saccard!... avec deux c... Hein! Il y a de l’argent dans ce nom-là ; on dirait que l’on compte des pièces de cent sous. Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère en lui disant avec un sourire : - Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions.

 

 

Arrivé de Plassans, petite sous-préfecture du Midi, au lendemain du coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte (le 2 décembre 1851), Aristide Rougon s’est rendu dans la capitale « avec des appétits de loup «. Le premier chapitre a montré le personnage au sein du luxe. Rétrospectif, le second raconte comment, dès son arrivée, Aristide a rendu plusieurs visites à son frère Eugène, alors « puissance occulte « du nouveau régime et futur ministre. L’extrait suivant se situe à la dernière de ces visites. Eugène vient d’offrir à Aristide une place à l’Hôtel de ville de Paris

Dans la deuxième partie du texte, Eugène Rougon informe Aristide de son intention de changer de nom et lui conseille d'en faire autant. Au départ, il lui propose de prendre le nom de sa femme, « Sicardot «; mais Aristide veut un nom qui sonne comme la fortune qu'il compte acquérir : il « écout[e] la musique des syllabes « puis commente : «Aristide Sicardot [...] ça sent la faillite «, ou encore : «Aristide Sicard... pas trop mal... n'est-ce pas? Peut-être un peu gai... «, et finit par s'écrier, « d'un air triomphant « : « Saccard, Aristide Saccard !Avec deux c... Hein ! Il y a de l'argent dans ce nom-là; on dirait que l'on compte les pièces de cent sous «. À chaque fois, c'est le rêve de fortune évoqué par les consonances du nom qu'il se met en bouche qui guide son choix : « songeur«, « il rêva «.

Sa décision est donc irrationnelle et motivée par des raisons malhonnêtes, comme le souligne Eugène : « oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions «.

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« De plus, leur échange s'inscrit dans une progression dramatique qui n'a pas besoin d'être exprimée par lanarration.

Ainsi le changement de nom d'Aristide se fait à travers les répliques de la deuxième partie du texte :« Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme?» [...] — J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autreaprès un silence.

» La narration se fait commentaire de cette progression (« il rêva un instant encore, puis d'unair triomphant»), ou y ajoute des éléments autres (« Eugène lui donna deux cents francs pour atteindre la findu mois)>).

Enfin, le dialogue et la narration instaurent des rapports familiers, mais inégaux entre les deuxfrères.

En effet, le lecteur peut remarquer d'emblée le tutoiement qui les rapproche, mais doit aussi noter ladistance qui les sépare : l'un commande, l'autre obéit ; Eugène utilise de nombreux impératifs : « prends », «retiens », « gagne », ou d'autres tournures injonctives: « tu n'auras qu'à», « pas de bêtise, pas de scandaletrop bruyant », «tu devrais...

» Même ses questions sont des ordres : « veux-tu t'appeler Sicardot, du nom deta femme?» En face de lui, il n'y a pas de résistance : « comme tu voudras », répond tranquillement Aristide.La supériorité d'Eugène sur Saccard se perçoit aussi dans le fait qu'il lui procure une place, lui donne del'argent, et finit par le « congédier», terme connoté de condescendance. Nous avons donc pu voir comment le dialogue et la narration rendent la scène vivante, soulignent son réalisme et savraisemblance. [Le regard de juge du narrateur sur les deux frères] Si la scène cherche à saisir la vérité des deux personnages, le narrateur ne se prive pas pour autant de porterun jugement. D'une part, la focalisation est omnisciente et permet au narrateur de se présenter tantôt comme un témoin del'action, tantôt de nous faire partager les pensées d'un personnage : « Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à lapensée de cette fortune dont son frère lui parlait.

Il lui semblait [...] ».

De plus, l'auteur prend un certain reculpour dénoncer un défaut de son personnage : « Eugène avait la plaisanterie féroce.)) Ce point de vue du narrateur, comme les intentions de l'auteur quand il choisit de faire parler ses personnages,permettent au lecteur de se faire une idée très complète d'Eugène et d'Aristide.

On avait pu constaterl'inégalité entre les deux frères, mais apparaissent aussi d'autres qualités, ou plutôt des défauts.

Eugène est unpersonnage inquiétant, car il dispose du pouvoir et se montre cynique et cruel ; il n'hésite pas après uneanalyse amorale de la situation à menacer son propre frère : « Nous entrons dans un temps où toutes lesfortunes sont possibles.

Gagne beaucoup d'argent, je te le permets ; seulement pas de bêtise, pas de scandaletrop bruyant, ou je te supprime.

» De même, il congédie son frère sur ces mots sans indulgence pour lui etcyniques pour notre société, qui ne pardonne qu'aux riches : « un nom à aller au bagne ou à gagner desmillions ». Aristide, déjà soumis à son frère, semble définitivement comparable à un chien ou un loup, qui n'attend qu'unsigne du chef de la meute pour «égorger les gens».

Son instinct carnassier n'est limité par aucun scrupule, il netient pas à conserver son nom de famille ni à respecter la loi, mais préfère un nom dans lequel «on dirait quel'on compte des pièces de cent sous», et consent simplement «à égorger les gens [...] légalement, sans troples faire crier», faute de quoi son frère le menace de le «supprimer».

Il a par ailleurs la naïveté de la bruteprête à tout pour arriver, et « rest[e] songeur », « rêve», prend le temps de faire sonner de nouveaux noms àson oreille, avant de se décider, et « [s'en]fièvre ».

Pour lui, trouver un nom qui « sonne riche », grâce à uneorthographe particulière, est un vrai «triomphe» : «J'y suis, j'ai trouvé, cria-t-il...

Saccard, Aristide Saccard !...avec deux c...

Hein ! Il y a de l'argent dans ce nom-là». Nous avons donc pu constater comment le jugement de l'auteur est perceptible dans le regard que nousportons sur les personnages : ce sont leurs défauts qui intéressent d'abord le narrateur. [Un moment crucial et symbolique] Enfin, on sent à quel point ce moment est important et significatif.

On nepeut s'empêcher de mettre ce passage en rapport avec le titre de l'oeuvre : La Curée.

En effet, en ce début de roman, il s'agit d'une clef pour la suite.

Le chien de la curée avide de rejoindre la meute, c'est ce Saccard là, et le chef de la meute c'est Eugène Rougon.

Paris est entre leursmains.

Dans ce cadre-là, le changement de nom au coeur du texte prend une dimension symbolique ; toutd'abord, les deux personnages l'identifient tour à tour à la fortune et au bagne.

C'est la destinée de Saccardqui se trouve résumée ici.

De plus, le nom d'un personnage renvoie souvent pour les naturalistes à sapersonnalité, toujours à sa classe sociale.

Les consonances du nom choisi par Aristide restent roturières et «clinquantes ».

Celui-ci semble prédestiné à rester un parvenu, un nouveau riche, ou à « aller au bagne »,comme le dit son frère.

La malice de l'auteur est de montrer son personnage en train de choisir un nom qui nelui permettra pas de se hisser au-dessus de sa condition par son élégance.

Pour finir, ce moment décisif dansla construction symbolique des personnages et du roman nous donne un aperçu des théories de Zola sur leroman; il s'attache en effet à expérimenter dans celui-ci des cas théoriques le plus proche possible des réalitésdu monde contemporain, et cherche la vérité de la nature humaine (d'où le nom du naturalisme) dans ses pireset ses meilleurs aspects, tout en restant dans la vraisemblance et l'illusion de l'existence du personnage.

Lavérité du personnage d'Aristide, comme celle d'Eugène, est à la fois dans la logique d'une époque où le pouvoir. »

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