Écrire un roman, un poème, un essai critique, c'est la même chose. Écrire c'est poser une question.
Publié le 10/11/2016
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Il y a des hommes dont le métier est de répondre aux questions, de résoudre les problèmes. L'homme politique et le mathématicien, l'ingénieur et l'arpenteur, leur métier c'est d'avoir réponse à tout. Le romancier, le poète, le critique, etc., leur métier est d'avoir question à tout, c'est de s'interroger et d'interroger, c'est de mettre en question ce que personne ne songeait à mettre en question. Ils sont les grands poseurs de questions du monde.
Ils demandent : comment faut-il faire pour être heureux? Le mot bonheur a plusieurs synonymes : sagesse, raison, folie, héroïsme, etc.
La littérature est une gymnastique de l'imagination et du cœur. L'effort d'élargissement, d'approfondissement du regard et des sentiments qu'elle exige du créateur (comme du lecteur), il semble que le bonheur en soit le but le plus évident. L'écrivain peut et doit se servir de la littérature comme d'une formule d'émerveillement continu. Il peut survoler, esquiver et fuir, sur les tapis volants du poème ou du récit, de l'essai ou du théâtre, tout ce que la réalité nous propose de tristement bête et de bêtement cruel, toute l'horreur morne et quotidienne qu'inscrit dans le regard des hommes l'injustice entêtée. Et
il arrive en effet que la littérature soit un paradis artificiel, une insidieuse et coupable drogue verbale, une sournoise façon de n'être pas là, une technique de la dé-solidarité. Mais, avant d'être le fruit d'une effusion, le témoignage d'une inspiration, la trace d'une visitation, une œuvre littéraire est le résultat d'un certain art de gouverner son esprit, son regard et sa voix. Il est certain que le gouvernement de l'esprit permet toujours à l'homme, dans une certaine mesure, d'éluder, sinon le malheur en général, du moins le malheur des autres. La passion du bonheur dont témoigne la création, fondée sur le besoin vital de participer, de partager, de transmettre, cette passion du bonheur conduit cependant les plus grands des écrivains à consentir, sinon à la nécessité et à la fatalité du malheur, du moins au devoir de le ressentir et d'en être frappé. Il n’est pas vrai que les chants désespérés soient les chants les plus beaux. Mais un chant n'est jamais véritablement beau, qui ignore le désespoir et dont l'auteur, jamais, n'en fut effleuré. Le poète peut être tenté de paraphraser le mot atroce et frivole d'un homme qui vaut mieux que cette formule, Montesquieu, disant : « Il n'est pas de chagrin dont une heure de lecture ne m'ait consolé ». La lecture, la poésie, l'univers des images peuvent être utilisés comme un opium, un itinéraire d'évasion, un moyen de « penser à un autre chose ». Mais il n'est pas de vraie littérature sans sympathie. A ce mot intolérable de Montesquieu, à l'axiome tranquille de La Rochefoucauld : « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui », répond une page sublime du journal de Benjamin Constant (...) Elle se situe au moment où son amie, Madame de Staël, venait de perdre son père : « Ainsi, dans ce moment, écrit Constant, je suis triste, mais si je voulais, je serais non pas consolé, mais tellement distrait de ma peine qu'elle serait comme nulle ; mais je ne le veux pas, parce que je sens que Madame de Staël a besoin, non pas seulement de ma consolation, mais de ma
douleur. » C'est un des plus grands mots, non seulement de la morale, mais de l'esthétique, car l'esthétique ne se peut séparer de la morale, ni celle-ci de la politique. Les témoins de l'écrivain, il le sait, n'ont pas seulement besoin de ses consolations, mais de sa participation. La littérature ne doit pas être l'art méprisable de « penser à autre chose », elle doit être, elle est, l'art admirable de penser plus profondément, plus valablement les choses. Et si je ne suis pas sûr que la littérature ait réponse à tout, ah I du moins, c'est là son honneur, qu'elle ait question à tout. Qu'elle soit, aujourd'hui comme hier, la perpétuelle et obstinée remise en question de ce grand désastre sanglant que certains prétendent être l'état naturel, normal et constant dans lequel l’homme est condamné à vivre. Qu'elle soit l'expression profonde de nos vies solidaires, et non la manifestation dérisoire d'un vice solitaire de l'âme.
Voici ce que vous demandez à la littérature quand elle vous enivre et transporte. Et quand elle est incapable de vous donner cela, vous avez raison de dire : ce n'est que de la littérature.
Claude ROY, Le Commerce des classiques, 1953, p. 12-14.
Selon votre préférence, résumez ou analysez ce texte. Vous en dégagerez ensuite un problème auquel vous attachez un intérêt particulier : vous en préciserez les données, vous le discuterez s'il y a lieu et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.
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