E.-M. CIORAN et la condamnation du genre romanesque
Publié le 10/10/2011
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USURPATEUR par vocation, impur par son adaptabilité même, il (1) a vécu et vit de fraude et de pillage, et s'est vendu à toutes les causes. Il a fait le trottoir de la littérature. Nul souci de décence ne l'embarrasse, point d'intimité qu'il ne viole. Avec une égale désinvolture, il fouille les poubelles et les consciences. Le romancier, dont l'art est fait d'auscultation et de commérages, transforme nos silences en potins... Sur un point, rendons lui néanmoins justice : il a le courage du délayage. Sa fécondité, sa puissance est à ce prix. Nul talent épique sans une science de la banalité, sans l'instinct de l'inessentiel, de l'accessoire et de l'infime. Des pages et des pages : accumulations de riens. Si le poème-fleuve est une aberration, le roman fleuve était inscrit dans les lois mêmes du genre. Des mots, des mots, des mots... Refléter la vie dans ses détails, dégrader nos stupéfactions en anecdotes, quel supplice pour l'esprit! Ce supplice, le romancier ne le ressent pas, comme il ne ressent pas davantage l'insignifiance ou la naïveté de " l'extraordinaire "···
E.-M. CIORAN

«
Dans cette diatribe violente contre l'art du roman, quatre points de
vuè très précis sont adoptés successivement.
L'auteur pose d'abord
le problème dù genre romanesque, hybride à ses yeux; puis celui du contenu : « poubelles et consciences ».
Il aborde ensuite la technique romanesque elle-même (Des mots, des mots ...
»), et
termine sa condamnation en refusant au roman toute signification.
Ces quatre aspects se trouvent d'ailleurs groupés deux par deux,
puisque le critique met d'abord en cause l'impudeur du roman
(genre et matière), puis sa vanité (manière et signification) .
0 IMPUDEUR DU ROMAN
a., Problème du genre
Le XVIIe siècle se refuse à voir dans le roman un véritable genre littéraire, à l'égal des autres genres.
Il semble .que le mot lui-même souffre de son sens médiéval : est « roman » tout ce qui est écrit en langue vulgaire, par opposition à la langue noble qu'est le latin.
Cette sonorité péjorative, il va la conserver longtemps .
1) Le roman en effet n'est défini par aucune règle .
Ce n'est pas, à ce point de vue, un art aristocratique.
Qui plus est, loin d'être le fruit d'une construction délibérée et rationnelle, il ne s'est constitué
et ne se constitue toujours, chaque fois qu'il se renouvelle, que
par larcins.
Il vole à la tragédie sa technique de la concentration, ses préoccupations psychologiques, et il s'appelle Princesse de
Clèves ou Manon Lescaut.
Ailleurs, il pille le drame et l'Histoire, prétend peindre comme eux la société humaine, sous les signatures
de Balzac, de Dumas, de Vigny ou de Flaubert.
De la même façon, il pille tous les autres genres : la comédie, avec Lesage et Marivaux
- les moralistes, avec Madame de Staël et George Sand - la poésie,
avec Le Grand Meaulnes.
N'a-t-il pas même affiché des prétentions
scientifiques avec Zola, et n'en affiche-t-il pas de philosophiques
aujourd'hui?
2)
Qu'il se vende à toutes les causes, politiques ou littéraires,
cela ne fait aucun doute.
Rien de plus malléable, rien de plus orien table, que le roman.
Politiquement, il est facile à « engager », et à paver, comme l'Enfer, de bonnes intentions.
Fénelon l'avait fort bien compris, qui voulut écrire avec Télémaque le manuel du parfait
monarque.
Les « philosophes » aussi, qui virent en lui le véhicule.
»
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