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DUALITÉ DU GÉNIE DE RABELAIS: L'HOMME DU MOYEN AGE ET L'HOMME DE LA RENAISSANCE

Publié le 23/06/2011

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rabelais

 

Lorsque la Bruyère déclarait tenir pour une énigme la coexistence chez Rabelais d'une grossière licence de langage et d'une fine observation des mœurs, il ne marquait qu'un des aspects du problème de psychologie ou d'esthétique que pose au lecteur moderne la constatation d'un grand nombre de contrastes semblables, dans le Pantagruel et le Gargantua. A vrai dire, à tous ceux qui sont familiarisés avec notre littérature antérieure au XVIe siècle (ce qui n'était pas le cas de La Bruyère), une explication de ces contrastes s'offre immédiatement : en même temps qu'il adopte et répand les idées nées du mouvement de la Renaissance, Rabelais suit des exemples et s'autorise de traditions qui appartiennent à ce passé que reniaient et méprisaient les humanistes de son temps et lui-même. Il y a dualité dans son génie littéraire : il est homme du moyen âge, quoi qu'il en ait, et il est homme de Renaissance. L'énigme, c'est qu'il puisse être l'un et l'autre pleinement.

 

rabelais

« Et n'est-ce pas encore un des caractères de l'art littéraire du moyen âge que ce réalisme qui rattache les épisodesde la guerre picrocholine à des détails de chronique villageoise, à une toponymie locale ? N'est-ce pas ainsi queprocédait Villon dans son ri, Testament, citant des noms de personnes de son entourage, leur allouant par fantaisie,des auberges, des hôtelleries qu'il désigne par leur enseigne ? Le conteur du XVIe siècle comme le poète duquinzième se sont arrêtés à des particularités individuelles qui donnaient un accent de réalité à leur fantaisie et parlà intéressaient leurs contemporains mais cet intérêt ne devait pas leur survivre. Enfin, c'est encore l'esprit du moyen âge que nous trouvons dans le gout des jeux de mots et des calembours, dansles allitérations, les étymologies cocasses, les kyrielles de vocables commençant par la même lettre, dans la créationde ces mots burlesques, d'une longueur inusitée, dont l'écrivain semble avoir de la peine à se dépêtrer, dans lesallégations de proverbes populaires.Les caractères par lesquels l'oeuvre de Rabelais tient au moyen âge sont donc nombreux.

Les plus marquants, pournous modernes, sont peut-être ceux qui choquent le goût.

Et pourtant Rabelais avait senti que la culture nouvelledevait décrier certaines tendances d'esprit des générations antérieures.

Il y avait, à l'entendre, certaines sortes defacéties qui, après la restitution « des bonnes lettres », devenaient insupportables par leur fadeur, leur ineptie, leurrusticité, leur barbarie ; elles devaient être laissées à ce qui restait encore « de ays du temps des haults bonnets »,comme modes surannées et ridicules.Car Rabelais, et c'est par là d'abord qu'il représente l'esprit de la Renaissance Rabelais est persuadé qu'un abimesépare désormais les générations précédentes, les siècles barbares obscurcis par un brouillard « cimmérien» et lestemps nouveaux, qui ont, par-dessus l'âge gothique, repris les traditions de la culture gréco-romaine.

Il est de laRenaissance par son mépris, certes excessif, pour la scolastique médiévale ; par la confiance entière qu'il met dansla culture antique pour procurer un adoucissement des moeurs, le progrès de la science et le perfectionnement de lacivilisation.

Nui écrivain de son temps n'a manifesté plus fréquemment que lui cette confiance dans la science.

Iltient pour bienfaisante par elle-même l'invention de l'imprimerie qui permet de multiplier les livres.

Son Gargantua,vainqueur de Picrochole, ne doute pas qu'il travaille au bonheur de l'humanité en employant les prisonniers de guerreà « tirer les presses » de son atelier typographique ».

Si « l'orgueil humain » est un des traits de la Renaissance, nulécrivain plus que Rabelais n'a exalté cet orgueil, comme nous l'avons dit à propos de cet éloge enthousiaste del'industrie humaine que lui suggère la considération des multiples utilités tirées de ;a fibre du chanvre.Renaissance française ! Ce qu'évoquent dans l'esprit ces deux mots, ce n'est pas seulement cette foi dans la vertude l'humanisme, ou le progrès des lettres, ce sont aussi de gracieuses images : la soudaine floraison de châteauxdont se couvrit la vallée de la Loire ; l'architecture composite qui, gardant de la forteresse féodale les tours et ledonjon, symboles de la puissance ou de la suzeraineté, sut les embellir de sculptures décoratives, d'arabesques etde rinceaux et les transforma en demeures de plaisance ; c'est encore, dans ce cadre gracieux, une société brillantede gentilshommes essayant de conserver ou de restaurer les rites de la chevalerie ; c'est enfin la cour royale, où seraffine la vie de société.Or, ces images de la renaissance française, Rabelais les a connues et il a su les évoquer.

Du château de stylecomposite, né de la collaboration des maîtres d'oeuvre français et des décorateurs italiens, il n'existe qu'une seuledescription dans la littérature du temps : c'est celle qu'en donne Rabelais, détaillant l'assiette, les proportions etl'aménagement du manoir des Thélémites.

Il a lui-même indiqué d'après quels modèles il a dressé cette descriptionlorsqu'il compare l'abbaye de Thélème au château (aujourd'hui détruit) de Bonnivet en Poitou, à Chantilly et àChambord.

« Le bâtiment fut en figure hexagone...

A chaque angle était une grosse tour ronde et toutes étaientpareilles en grosseur et portrait.

» Voilà, marqués en quelques mots, les traits essentiels de l'architecture nouvelle, àsavoir la recherche des proportions et de la symétrie dans le plan général.

Thélème dessine la figure géométrique del'hexagone et ses tours ont toutes le même profil et le même diamètre.

C'est ainsi que Chambord dessine un corpsde logis carré, cantonné à ses quatre angles de tours pareilles par la silhouette et la grosseur.Avec une précision qui dénote tout l'intérêt qu'il porte à cet édifice d'un type nouveau, Rabelais décrit la dispositiondes étages, les galeries à arcades en plein cintre et en anse de panier, la toiture d'ardoise, le revêtement du faîteorné de figures d'animaux, les chéneaux qui ont remplacé les gargouilles, l'escalier tournant à larges paliers, ladistribution des appartements, donnant tous sur de grandes salles ou des galeries.Que si maintenant nous tentons de préciser l'image générale que nous offre la cour royale ou la sociétéaristocratique rassemblée dans ces châteaux, c'est encore par Rabelais que nous connaîtrons les costumes, lestoilettes, les coiffures.

Ce moine, qui si souvent a traité crûment toute question relative à la femme, se montre icicurieux du détail de la toilette féminine.

Il distingue a « vasquine » de 17 « marlotte », pardessus ouvert sur ledevant, et de la « berne » à fente latérale et sans manches.

Il assortit les couleurs des jarretières à celles desbracelets.

Il particularise la couleur de la lisière des bas.

Il caractérise les diverses coiffures en usage : l'espagnole,toute de voiles et dentelles ; l'italienne, qui laissait à découvert des cheveux nattés, roulés, torsadés, entremêlésde chaînettes d'or, de perles, de joyaux ; la française, couvrant sévèrement tous les cheveux d'un chaperon develours garni de templettes, et s'accordant avec « la pudicité matronale ».Que Rabelais ait goûté en artiste et cette architecture de notre Renaissance, et ces toilettes élégantes et d'unefaçon générale les arts plastiques, on l'a nié.

De certaine anecdote du Quart Livre, où il montre la curiosité d'unmoine orientée vers les rôtisseries et indifférente aux trésors d'art que montrait aux visiteurs la ville de Florence, ons'est autorisé pour dire qu'il n'était pas capable de goûter l'art florentin.

C'est abuser d'une boutade qu'il prête aumoine Bernard Lardon.

C'est oublier que les propos prosaïques de ce moine au nom culinaire interrompentprécisément une « contemplation de l'assiette et beauté de Florence, de la structure du dôme, de la somptuositédes temples et palais magnifiques, des porphyres, des marbres et statues antiques ».L'absence d'un vocabulaire de la critique d'art explique qu'il ne nous ait pas exprimé ses sensations d'artiste.

Mais iln'en faut pas conclure qu'il n'a pas été sensible à la magnificence de l'architecture ou à la somptuosité des. »

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