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Dissertation : "Que ne peut l'artifice et le fard du langage"

Publié le 06/12/2022

Extrait du document

« Sujet : « Que ne peut l’artifice et le fard du langage ! » (La Place Royale, v.

906).

En quoi les deux pièces au programme révèlent-elles le pouvoir de « l’artifice » et du « fard du langage » ? Dans la scène d’exposition de Monsieur de Pourceaugnac (1668) de Molière, Sbrigani, un valet industrieux bien décidé à chasser de la cour le personnage éponyme venu de province, s’engage de la manière suivante : « nous lui jouerons tant de pièces, nous lui ferons tant de niches sur niches, que nous renverrons à Limoges Monsieur de Pourceaugnac.

».

Cette formule comprend à la fois l’objectif de la cour, c’est-à-dire renvoyer le parasite, et le moyen d’y parvenir : la mise en place de stratagèmes, qui se révélera être un grand succès par la suite.

La Place Royale (1634) a pour point commun avec cette première pièce d’accorder une place centrale au thème de la feinte : « Que ne peut l’artifice, et le fard du langage ! » (v.906, acte III, scène 7), clame-même le personnage principal Alidor ai milieu de la pièce, semblant faire alors un éloge paradoxal du mensonge.

Peut-on par conséquent lire ces deux pièces du XVIIème comme un simple plaidoyer pour l’art de la tromperie ? L’étymologie du terme d’artifice induit d’autres niveaux de lecture : provenant du latin artificium (« art, métier, adresse »), il désigne d’abord un procédé inventé pour améliorer une technique, un art, une manière de faire ou d'être, pour y ajouter un raffinement.

Ce n’est qu’au cour du XVIIème siècle que cette valeur esthétique est remplacée par l’idée de ruse et d’imposture.

Ainsi, le terme d’artifice articule l’idée d’art de bien dire ou de faire avec celle de tromper astucieusement, que l’on retrouve dans les termes « fard du langage », le fard désignant un procédé par lequel on essaie de dissimuler ou d'embellir la vérité.

L’exclamation d’Alidor soulève donc les questions suivantes : pourquoi le rôle central de la feinte et de la tromperie prend une valeur spécifique dans les deux pièces précédentes ? Que cela révèle-t-il de l’art théâtral, reposant sur le principe d’illusion par le langage et les artifices scéniques ? D’abord, nous étudierons le thème de la feinte comme ressort fécond d’un point de vue diégétique, puis nous verrons qu’il constitue une clé d’analyse éthique d’une société de cour dont on interroge l’authenticité.

Est-ce à dire ainsi que les deux pièces renonce à la possibilité d’un parler vrai : il s’agira finalement de dépasser cette opposition du vrai et du faux en analysant la représentation de la duplicité comme une possibilité de produire un métadiscours sur l’art théâtral qui, basé sur le principe de l’illusion, permet une recréation esthétique du monde. Dans les deux pièces, le thème de la feinte et de la tromperie, articulé essentiellement autour de l’élaboration de discours mensongers, est un ressort fécond d’un point de vue diégétique. En effet, ce thème constitue d’abord la clé de voûte des deux intrigues.

Dans Monsieur de Pourceaugnac, l’intrigue consiste en l’éviction du personnage éponyme, gentilhomme venu du Limousin puisque convoqué par Oronte qui lui a promis la main de sa fille, Julie, qui lui préfère Eraste.

On retrouve ici le motif traditionnel comique du mariage empêché par l’obstacle paternel, que les jeunes amants, aidés par des valets industrieux du nom de Sbrigani et Nérine, tenterons de résoudre.

La ruse est donc au centre de l’intrigue puisqu’elle est le moyen par les personnages tenterons d’expulser la figure du parasite : « Non, Pourceaugnac est une chose que je ne saurais supporter, et nous lui jouerons tant de pièces, nous lui ferons tant de niches sur niches, que nous renverrons à Limoges Monsieur de Pourceaugnac.

», explique Sbrigani dans la scène d’exposition.

On comprend ici que le groupe des dupeurs n’hésitera pas à multiplier les duperies jusqu’à ce que sa victime s’en aille de la cour et que le mariage entre Julie et Eraste se réalise.

Ici, la mobilisation d’un lexique dramatique ancre d’emblée l’attitude des personnages dans le registre de la tromperie.

L’emploi de la polysyndète reposant sur la répétition de l’adverbe de quantité « tant » précédant les termes « niche sur niche » accentue le pouvoir prêté aux « artifices » qui se préparent et qui constitueront l’action tout au long de la pièce.

Dans La Place Royale, on retrouve la même logique de progression de l’action au rythme des tromperie du personnage principal Alidor.

En effet, les trois premières scènes de l’acte I pose le cadre de sa relation avec Angélique et met au jour les sentiments de Doraste et Cléandre, ses deux amis, pour cette dernière.

Mais le nœud véritable de l’intrigue n’est présenté qu’à la scène 4 où Alidor expose à son plus cher ami Cléandre son projet extravagant.

« Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire : / Puisqu'elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.

/ Tant que j'aurai chez elle encore le moindre accès, / Mes desseins de guérir n'auront point de succès.

» (v.

245-248), déplore-t-il, subvertissant le topos traditionnel de la maladie d’amour, un amour qui le blesse non pas d’être inaccessible mais trop intense, affaiblissement donc le « moi » de celui que le sous-titre de la pièce désigne comme un « amoureux extravagant »1.

Ainsi, Alidor se propose de se libérer de cet amour-contrainte qui le lie à Angélique en la cédant à Cléandre grâce à un stratagème : « Allons tout de ce pas ensemble imaginer / Les moyens de la perdre et de te la donner, / Et quelle invention sera la plus aisée.

» (v.

295-297).

L’intrigue s’actionne donc réellement lorsque se dessine un projet de tromperie, laquelle passera par la production d’une fausse lettre censée faire croire à Angélique qu’Alidor a une maîtresse.

Mais lorsqu’Alidor se trouve enfin libérer de l’amour aliénant d’Angélique, il relance à nouveau stratagème car celle-ci a finalement choisi d’épouser Doraste plutôt que Cléandre.

Ce dernier, qui souhaite affronter son rival, est dissuadé par Alidor : « La suite des duels ne fut jamais plaisante : / Je veux prendre un moyen et plus court et plus sûr, Et sans aucun péril t'en rendre 1 Sous-titre, « La Place Royale ou l’Amoureux extravagant ». possesseur.

/ Va-t'en donc, et me laisse auprès de ta maîtresse / De mon reste d'amour faire jouer l'adresse.

» (v.

701-706).

Le personnage, en opposant l’affront physique à la ruse en faisant prévaloir son adresse, qui rappelle les origines du termes « artifice », démontre ainsi en quoi celui-ci est l’élément qui donne tout son goût à l’intrigue. Dans les deux pièces, on a alors affaire à une représentation de la duperie à sa quintessence, la feinte constituant ainsi le moyen le plus efficace d’accéder au triomphe.

Chez Molière, qui met en place une scission très nette entre les dupeurs et les dupés, les ruses s’enchaînent avec succès dans une logique sérielle jusqu’à ce que se réalise le dénouement classique de la comédie : l’expulsion du parasite et le dépassement de l’échec paternel avec le mariage des jeunes gens triomphant sur le vieux monde.

Monsieur Pourceaugnac, incarnant le type du provincial naïf, est en effet dupé immédiatement par Sbrigani feignant une inclination naturelle à son égard pour gagner sa confiance : « Monsieur est d'une mine à respecter » (scène 3 de l’acte I), lui dit-il.

Par cette tournure, on comprend en quoi l’ironie par antiphrase, illustrationmême du « fard du langage », constitue une arme puissante pour amadouer le personnage qui adhère à cette posture candide aux antipodes de la véritable identité du valet.

Par la suite, Monsieur de Pourceaugnac se laisse dupé par Eraste qui feint de le connaître en affirmant avoir rencontré son neveu qui serait « Fils de [son] frère et de [sa] sœur… » (acte I, scène IV).

Dans cette scène, la tromperie réside dans la multiplication de lapalissades servant sans difficultés de fondement à une confiance malavisée qui facilitera l’éviction de Pourceaugnac.

Tour à tour, ce dernier est calomnié auprès d’Oronte par Sbrigani déguisé en marchand flamand (« Oui, Montsir; et depuis huite mois, nous afoir obtenir un petit sentence contre lui, et lui à remettre à payer tou ce créanciers de sti mariage que sti Montsir Oronte donne pour son fille.

», acte II, scène 3) ; ou par Nerine et sa complice Lucette l’accusant de les avoir mariées et abandonnées (« NÉRINE.— Oui, medeme, et je sis sa femme.

», acte II, scène 7) ; et même travesti en femme par ses dupeurs dont le cynisme et la cruauté sont sans limite, afin d’être pris pour celui trompe les autres (« Non, non: à votre mine, et à vos discours, il faut que vous soyez ce Monsieur de Pourceaugnac que nous cherchons, qui se soit déguisé de la sorte; et vous viendrez en prison tout à l'heure...», acte III, scène 4).

Les dupeurs finissent par avoir raison de leurs dupes, Pourceaugnac, qui s’enfuit de la cour et retourne en Province, et Oronte, qui demande le mariage entre Julie et Eraste.

La duperie, portée jusqu’à sa quintessence sans que jamais on ne retrouve le schéma du dupeur dupé, est donc la clé du triomphe des personnages et montre la puissance de la manipulation, notamment par le langage.

Chez Corneille également, Alidor semble triompher de ses artifices : « Cléandre, elle est à toi ; j'ai fléchi son courage.

/ Que ne peut l'artifice, et le fard du langage ? » (v.

905-906), s’exclame-t-il, dans ce qui semble être un éloge paradoxale de l’art du mensonge.

Il pose ainsi la question rhétorique suivante : « Et si pour un ami ces effets je produis, / Lorsque j'agis pour moi, qu'est-ce que je ne puis ? » (v.

907908).

L’utilisation du chiasme l’opposant à son ami auquel il vient en aide permet de souligner son indépendance et, par une litote, il semble signer l’apogée à venir d’un moi extravagant auquel la maîtrise stratégique du langage confère un pouvoir sans limite. Mais si les deux pièces semblent faire de la tromperie un art menant au succès, elles ne sont pas exemptes de retour éthique sur cette pratique : donner à voir au spectateur du 17ème siècle la puissance de la parole feinte, c’est aussi le renvoyer face aux travers de la société aristocratique dont il émane. D’abord, la représentation de l’« artifice et du fard du langage » a pour intérêt d’interroger directement le modèle de l’honnête homme qui figure au centre des réflexions anthropologiques et morales au 17ème siècle.

Théorisé en en 1630 par Nicolas Faret, dans un ouvrage intitulé L’Honnête homme ou l’Art de plaire à la cour, l’idéal aristocratique de l’honnête homme est défini comme le prolongement de l’idéal civique humaniste italien et de l’idéal aulique défini par l’italien Castiglione.

Ainsi, l’honnête homme est un individu qui maîtrise sa parole avec grande élégance, ainsi que son apparence physique et sa gestuelle, avec toujours un horizon élévation morale.

Dans les deux pièces, le règne de la duplicité avec les discours témoignant d’une double intention remet en question ce modèle.

Dans La Place Royale, le ton est donné d’emblée : le nom du lieu, soit l’actuelle Place des Vosges accueillant à l’époque les conversations des élites, rime avec l’adjectif « déloyale », à l’opposé de l’idéal d’honnêteté.

La tranquillité des honnêtes gens de la cour apparaît alors déstabilisée par le projet ambivalent d’Alidor qui use de sa pratique raffinée du langage pour tenter de s’élever moralement vers l’indépendance la plus totale, tout en mentant.

Il fait ainsi de Cléandre un complice dans la rédaction de deux faux écrits destinés à Angélique, la première fois lorsqu’il feint de lui préférer une maîtresse inexistante dans sa « Lettre supposée à Clarine » (acte II, scène II), dont le nom suggère l’illusion de la transparence du personnage dont même le mensonge est factice.

Aussi, à la scène 6 de l’acte I, Alidor fait signer de nuit à Angélique une promesse de rapt dont elle ne sait pas qu’elle est au nom de Cléandre afin d’assurer le mariage entre les deux personnages.

Ici, la facticité du langage écrit matérialisée par les fausses lettres constitue un puissant élément critique.... »

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