Discours du vieux Tahitien_Supplément au voyage de Bougainville_DIDEROT
Publié le 12/11/2012
Extrait du document
«
vieillard prononçait son discours ! Illusion, effet de réel qui permet à Diderot de faire
croire qu’il n’est pas lui-même l’auteur de ce discours et de contourner la censure.
L’orateur est un vieillard de plus de 90 ans qui n’a pas de pouvoir politique mais qui
détient une grande autorité familiale.
De manière générale, grand respect de la tribu pour les
vieillards, auxquels sont offerts 1/6 ème
de la récolte des fruits sur l’île.
Après s’être adressé à
ses compatriotes et leur avoir prédit un sinistre avenir, le vieillard s’adresse à Bougainville.
« C'est un vieillard qui parle.
Il était père d'une famille nombreuse.
A l'arrivée des Européens, il
laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité.
Ils
l'abordèrent; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane son silence et son souci ne décelaient
que trop sa pensée: il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés.
Au départ de
Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements,
serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit
pleurez, malheureux Tahitiens!
« Pleurez; mais que ce soit de l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et
méchants: un jour, vous les connaîtrez mieux.
Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous
voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans
l'autre, vous enchaîner, vous gorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices; un jour
vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux.
Mais je me console; je
touche à la fin de ma carrière; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point.
O tahitiens!
mes amis! vous auriez mi moyen d'échapper à un funeste avenir; mais aimerai mieux mourir que de
vous en donner le conseil.
Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent.
»
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta: « Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte
promptement ton vaisseau de notre rive: nous sommes innocents, nous sommes heureux; et tu ne
peux que nuire à notre bonheur.
Nous suivons le pur instinct de la nature; et tu as tenté d'effacer de
nos âmes son caractère.
Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et
du mien.
Nos filles et nos femmes nous sont communes; tu as partagé ce privilège avec nous; et tu es
venu allumer en elles des fureurs inconnues.
Elles sont devenues folles dans tes bras; tu es devenu
féroce entre les leurs.
Elles ont commencé à se haïr; vous vous êtes égorgés pour elles; et elles nous
sont revenues teintes de votre sang.
Nous sommes libres; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le
titre de notre futur esclavage.
Tu n'es ni un dieu, ni un démon qui es-tu donc, pour faire des esclaves?
Orou! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même,
ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal: Ce pays est a nous.
Ce pays est à toi! et pourquoi? parce que tu y as mis le pied? Si un Tahitien débarquait un jour sur
vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres.
Ce pays est aux
habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu? Tu es le plus fort! Et qu'est-ce que cela fait? Lorsqu'on t'a
enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé; et
dans le même instant tu as projeté au fond de ton coeur le vol de toute une contrée! Tu n'es pas
esclave: tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir! Tu crois donc que le
Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le
Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi?
Tu es venu; nous sommes-nous jetés sur ta personne? avons-nous pillé ton vaisseau? t'avons-nous
saisi et exposé aux flèches de nos ennemis? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos
animaux? Nous avons respecté notre image en toi.
Laisserons nos moeurs; elles sont plus sages et
plus honnêtes que les tiennes; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance,
contre tes inutiles lumières.
Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
Sommes-nous
dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus? Lorsque nous
avons faim, nous avons de quoi manger; Lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir.
Tu.
»
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