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DIDEROT ROMANCIER : Le neveu de Rameau (commentaire)

Publié le 05/04/2011

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diderot

Un après-dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au reste, il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons ! Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve comme un malade au dernier degré de la consomption; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu'il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler pour lui donner l'aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et vous le prendriez à peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse, ennuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n'a pas six sous dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin il a encore une partie de son matelas dans les cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine.

Je n'estime pas ces originaux-là; d'autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m'arrêtent une fois l'an, quand je les rencontre parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d'usage ont introduite. S'il en paraît un dans une compagnie, c'est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer; il fait sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien, il démasque les coquins ; c'est alors que l'homme de bon sens écoute et démêle son monde.

COMMENTAIRE :    Les romans de Diderot.    Diderot n'est pas, à proprement parler, un romancier, au sens où nous entendons habituellement ce mot. Les œuvres que nous classons sous cette rubrique ne sont :    # ni des romans d'aventures que Diderot n'aimait guère,    # ni des romans d'intrigues savamment conduits^    # ni des romans de passion, comme ceux de Rousseau ou de George Sand, où les héros rivalisent d'exaltation pour nous émouvoir, mais plutôt...    — soit des contes et des nouvelles rapides et sobres qui nous font penser à Mérimée (Ceci n'est pas un conte, 1772, — Les Deux amis de Bourbonne, 1772);    — soit des romans philosophiques, encombrés de digressions et assez licencieux (Les Bijoux indiscrets, 1748 — La Religieuse, 1760) où l'esprit de propagande prend le pas sur l'art;   

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« Importance philosophique. Le neveu du musicien Rameau est un original.

C'est un des plus bizarres personnages...

Mais ne croyons pas Diderot,quand il ajoute : Je n'estime pas ces originaux-là.

Car si Diderot, en conversation avec son héros — c'est unprocédé qui est cher à l'auteur — discute et même rejette en partie les critiques et les attaques de son partenaire,c'est moins pour défendre sincèrement son point de vue que pour esquisser sans conviction, en une sorte de débat,une réponse, assez faible, aux paradoxes de son personnage.

Il est évident — c'est le procédé que Diderot utiliseaussi dans Dorval et moi et dans Jacques le Fataliste — que Diderot et le Neveu ne font qu'un et que, par une sortede dédoublement, la discussion s'engage entre eux, autour de questions et de problèmes que Diderot lui-même asouvent débattus et même résolus dans le même sens que le neveu.

On ne s'expliquerait pas autrement ni lasympathie de l'auteur pour un bohème aussi cynique et aussi débraillé, ni son absence de chaleur dans les ripostes,lorsqu'il tente une timide protestation au nom de la morale commune que Diderot prend plaisir à piétiner. Diderot a, en effet, le plus souvent pensé que la vie sociale, telle qu'elle est, a introduit parmi les hommes unefastidieuse uniformité, accentuée par l'éducation, les conventions et les bienséances d'usage.

Il admet par suiteque, pour connaître réellement les hommes, il faut s'attacher à étudier ceux qui, comme le Neveu, ont su garder, endépit de la Société, une individualité singulière, spontanée et, pour ainsi dire, primitive, leur permettant dedévelopper librement leurs tendances naturelles.

Ainsi s'expliquent les attaques de Diderot contre la Société de sontemps, où se sont multipliées des entraves ou des hypocrisies que Diderot rejette. Pourtant Diderot n'est pas hostile à la vie sociale en elle-même.

Il croit que la bienfaisance est non seulement lefondement de toute moralité, mais encore le meilleur moyen d'épanouir l'individu et de lui donner le vrai bonheur car,selon lui, les hommes, pour être vraiment heureux, doivent lutter contre leurs instincts égoïstes et n'écouter que lesbons (Encyclopédie, article Société).

Cette distinction entre les bons et les mauvais instincts, les uns et les autresnaturels, est si vraie que le Neveu a reçu de la nature elle-même des qualités et des défauts qu'il montre, les uns :sans ostentation, et les autres : sans pudeur.

On voit que Diderot ne croit pas, comme Rousseau, que tous lesinstincts de l'homme « à l'état de nature » sont bons.

D'autre part le Neveu, dans une autre page célèbre du roman,fera une distinction entre les principes généraux de la morale qu'il admettra et pratiquera : Je donne ma leçon, et jela donne bien, voilà la règle générale, et ce qu'il appelle les idiotismes moraux, c'est-à-dire les entorses à la moralegénérale qu'introduisent, en nombre de plus en plus grand, les mœurs particulières et variables d'une sociétéévoluée.

Je fais croire que j'en ai plus à donner que la journée n'a d'heures ; voilà l'idiotisme. Cette attitude fort nuancée permettait à Diderot d'affirmer à la fois : # l'utilité de la Société pour épanouir l'individu — ce qui l'écarté de Rousseau et le rapproche de Voltaire, # et les méfaits d'une société trop évoluée qui en prend trop souvent à son aise avec le Bien et les principesgénéraux que tous ont à la bouche, mais qu'aucun ne pratique.

Ce qui l'écarté de Voltaire et le rapproche deRousseau. Intérêt historique et humain. Cette page a également l'avantage de nous renseigner d'abord sur le Paris du 18e siècle; elle évoque lespromenades à la mode": le Cours, qu'on appelle aujourd'hui le Cours-la-Reine, les Champs-Elysées ; les cafésbruyants où l'on jouait volontiers aux échecs : notamment le Café de la Régence qui existe encore; les financiers quivivaient luxueusement et se flattaient de donner de somptueux repas (voir le portrait d'un riche financier dans lesLettres Persanes) ; les moines, les uns ascétiques, comme ceux du couvent de la Trappe, les autres, plus soucieuxde profiter des biens de ce monde, comme les Bernardins, dont la mauvaise réputation est générale au 18e siècle. Elle donne aussi des indications sur les mœurs, la tenue habituelle de ce qu'on appelait alors un honnête homme,c'est-à-dire un homme du monde poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, marchant la tête haute, ne se déplaçant qu'enfiacres, c'est-à-dire en voitures louées à l'Hôtel St-Fiacre, ou en voitures particulières dont les écuries étaient alorsen plein Paris.

Par contraste, ce qui est plus intéressant encore, nous voici jetés, de plain pied, au milieu de cettebohème besogneuse et remuante qui, au 18e siècle, vivait soit en parasite chez de grands personnages, soit d'unefaçon misérable dans d'étroits logements ou des « greniers » voisins de la rue St-Honoré (le Montmartre ou leMontparnasse de l'époque).

Cette bohème, Diderot la fait revivre parce qu'il la connaît bien, parce qu'il a vécu savie, à l'époque où, comme le rappellera plus loin le Neveu de Rameau, il se promenait l'été au Luxembourg, vêtud'une redingote de peluche grise, éreintée par un des côtés, avec la manchette déchirée et les bas de laine noirs etrecousus par derrière avec du fil blanc. D'une manière générale, le roman de Diderot est en grande partie une œuvre d'actualité, où se répercute l'écho deses inimitiés (le financier Bouret) de ses luttes (contre les adversaires de l'Encyclopédie, Fréron et surtout Palissot),de ses querelles (il avait pris parti contre la musique française représentée par François Rameau pour la musiqueitalienne, lors de la Querelle des Bouffons).

Comme, à côté de ces renseignements, il nous fait part aussi de sesidées sur l'éducation, de sa mésentente conjugale, de ses conceptions esthétiques, on voit l'intérêt de cette œuvreoù Diderot a mis beaucoup de lui-même, tout en faisant revivre son époque, avec autant de netteté que l'avait fait,dans ses Lettres, Mme de Sévigné. Intérêt littéraire.. »

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