Diderot - Histoire de la littérature
Publié le 20/01/2018
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déclare que les romans de Richardson mettent la morale << en action >> et remplacent pour le lecteur l'expérience de la vie, il ne doit pas ignorer que Prévost attribuait le même mérite à ses propres œuvres : s'il ne consent pas à le lui reconnaître, c'est que Prévost, cherchant trop les situations rares, trouble et déconcerte en émouvant, au lieu que le sentimentalisme se complaît aux situations banales et aux attendris¬sements réconfortants; dans le monde sentimental, << les hommes sont partagés en deux classes : ceux qui jouissent et ceux qui souffrent >>, et l'émotion fait fra¬terniser les uns avec les autres sans changer leur sort : << Hommes, venez apprendre de (Richardson) à vous réconcilier avec les maux de la vie >>; la commisération se satisfait par elle-même, le roman qui la fait naître ôte en même temps au lecteur toute raison de la dépasser : << Gardez-vous bien d'ouvrir ces ouvrages enchanteurs, lorsque vous aurez quelques devoirs à remplir >>. Plus loin, Diderot se contredit : << Grâce à cet auteur, j'ai plus aimé mes semblables, plus aimé mes devoirs >>, et il révèle que la lecture de Clarisse a ramené une femme de sa connaissance à la prudence, sinon à la vertu 1• C'est possible, encore que l'illusion du sentimentalisme consiste précisément à confondre l'émotion vertueuse et l'acte de vertu; quoi qu'il en soit, l'éloge décerné par Diderot aux romans de Richardson s'appliquerait aussi bien aux tableaux de Greuze, aux récits de Baculard d'Arnaud, aux drames de Diderot lui-même. Diderot avait mieux à dire sur le roman.
Plus intéressantes sont ses remarques sur l'impression de vérité procurée par Richardson; elle tient d'une part au caractère normal et moyen des personnages, des mœurs, des situations, d'autre part aux << détails >> dont la longueur a été souvent jugée insupportable. En quoi consistent ces détails? Diderot ne l'a pas exposé avec méthode; les uns concernent les mœurs, les institutions, formalités, ménagements dont il faut toujours tenir compte dans les rapports réels entre les hommes d'une même société 2 : mais Diderot les assimile immédiatement à d'autres, ceux qui << font sortir les passions >> et << montrent les caractères >>, c'est-à-dire aux détails psychologiques, aux mille nuances, accents et expressions des passions; d'autres sont des notations de mots et de gestes; tous ont pour effet de créer chez le lecteur une telle confiance en la vérité de l'histoire que, lorsque surviennent les << grands événements >>, il ne songe plus à les mettre en doute. Faut-il comprendre que les petits détails sont une habileté destinée à masquer les invraisemblances de l'arran-gement romanesque? L'art du romancier serait-il un camouflage? On songe à la préface de Cleveland et à la façon dont Prévost invoquait des faits historiques pour faire croire à l'historicité de faits imaginés 3• Mais Diderot condamne Prévost : les << grands événements » ne sont donc pas des péripéties romanesques étrangères à la réalité de tous les jours, ce sont des mouvements d'émotion violente, comme
beaucoup de celles qui ont été nommées dans les pages précédentes; mais, sauf Les Bijoux indiscrets et quelques contes, elles ont été inconnues jusqu'aux dernières années du xvme siècle: La Religieuse, écrite en 1760, revue en 1780 pour sa publi¬cation dans la Correspondance littéraire, et Jacques le fataliste, écrit en 1771-1773 et paru, encore dans la Correspondance littéraire, en 1778-1780, n'ont été édités pour le grand public qu'en 1796; Le Neveu de Rameau, écrit entre 1761 et 1772, fut connu seulement en 1805 par une traduction de Goethe, puis en 1823 par l'édition d'un texte français inexact '. Ces œuvres n'ont donc pu avoir d'influence sur l'évolution du genre romanesque qu'au XIXe siècle : cela ne suffirait pas à justifier leur renvoi à la fin de ce chapitre, si Diderot n'était effectivement un précurseur, et si son réalisme n'était pas plus proche du réalisme romantique d'un Balzac que du réalisme sentimental de ses contemporains; il a encore poussé beaucoup plus loin qu'eux la réflexion sur l'esthétique et les conventions du genre et paraît anoncer non seulement l'ironie de Stendhal (qui aimera Jacques le fataliste), mais la mise en question du roman à laquelle nous assistons en ce xxe siècle.
Idées de Diderot Les textes de Diderot auxquels on peut attri
sur le genre romanesque buer une valeur théorique générale sont peu
nombreux et ne s'accordent pas entièrement avec ses œuvres romanesques .elles-mêmes ; quant aux idées sur le roman exprimées à l'intérieur d'un roman, elles ne peuvent pas être examinées à part, puisqu'elles font partie de l'œuvre et sont, elles aussi, du roman.
L'Éloge de Richardson, paru en 1762, est un manifeste du réalisme sentimental : Diderot n'est pas original quand il condamne le roman romanesque et frivole - depuis cent ans, tous les romanciers refusaient que leurs œuvres fussent appelées romans -, mais il étend la condamnation à tout ce qui est antérieur à Richardson ou qui échappe à son influence : il ne nomme pas Marivaux, l'un des créateurs pourtant du réalisme moderne et l'un des inspirateurs de Richardson; mais Mari¬vaux accordait trop de place à l'analyse psychologique, alors que pour Diderot l'âme des personnages doit se faire connaître uniquement par leurs actions et leurs paroles; Prévost est plus nettement visé, c'est lui sans doute qui << fait couler le sang le long des lambris >>, qui transporte le lecteur << dans des contrées éloignées >> et l'expose << à être dévoré par des sauvages >>, c'est lui qui peint des passions et des caractères exceptionnels et non des caractères << pris du milieu de la société >>, des passions << telles que je les éprouve en moi >> ; Rousseau enfin, s'il n'est peut-être pas précisément à l'esprit de Diderot, a cru devoir réfuter dans les Confessions le passage où Diderot loue la variété des événements et le grand nombre des person¬nages chez Richardson, ayant au contraire voulu écrite avec La Nouvelle Héloïse un roman où il y eût peu de personnages et peu d'événements E. Quand Diderot
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beaucoup de celles qui ont été nommées dans les pages précédentes ; mais, sauf
Les Bi foux indiscrets et quelques contes, elles ont été inconnues jusqu'a ux dernières
années du xvme siècle: La Reli gieuse, écrite en 1760, revue en 1780 pour sa publi
cation dans la Corres pondance littéraire, et Jacques le fa taliste, écrit en 1771-17 73
et paru, encore dans la Corres pondance littéraire, en 1778-1 780, n'ont été édités pour
le grand public qu'en 1796 ; Le Neveu de Rameau, écrit entre 1761 et 1772, fut
connu seulement en 1805 par une traduction de Goethe, puis en 1823 par l'édition
d'un texte français inexact 1• Ces œuvres n'ont donc pu avoir d'influence sur
l'évolution du genre romanesque qu'au XIX6 siècle : cela ne suffirait pas à justifier
leur renvoi à la fin de ce chapitre, si Diderot n'était effectivement un précurseur,
et si son réalisme n'était pas plus proche du réalisme romantique d'un Balzac
que du réalisme sentimental de ses contemporains ; il a encore poussé beaucoup
plus loin qu'eux la réflexion sur l'esthétique et les conventions du genre et paraît
anoncer non seulement l'ironie de Stendhal (qui aimera Jacques le fataliste),
m ais la mise en question du roman à laquelle nous assistons en ce xxe siècle.
Idées de Diderot
sur le genre romanesque Les
textes de Diderot auxquels on peut attri
buer une valeur théorique générale sont peu
nombreux et ne s'accordent pas entièrement
avec ses œuvres romanesques .elles-mêmes ; quant aux idées sur le roman exprimées
à l'intérieur d'un roman, elles ne peuvent pas être examinées à part, puisqu'elles
fo nt partie de l'œuvre et sont, elles aussi, du roman.
L' Eloge de Richardson , paru en 1762, est un manifeste du réalisme sentimental :
Diderot n'est pas original quand il condamne le roman romanesque et frivole -
depuis cent ans, tous les romanciers refusaient que leurs œuvres fussent appelées
romans -, mais il étend la condamnation à tout ce qui est antérieur à Richardson
ou qui échappe à son influence : il ne nomme pas Marivaux, l'un des créateurs
pourtant du réalisme moderne et l'un des inspirateurs de Richard son; mais Mari
vaux accordait trop de place à l'analyse psychologique, alors que pour Diderot
l'âme des personnages doit se faire connaître uniquement par leurs actions et leurs
paroles ; Prévost est plus nettement visé, c'est lui sans doute qui >, qui transporte le lecteur >
et l'expose >, c'est lui qui peint des passions et des
caractères exceptionnels et non des caractères >, des
passions >; Rousseau enfin, s'il n'est peut-être
pas précisément à l'esprit de Diderot, a cru devoir réfuter dans les Confessions le
passage où Diderot loue la variété des événements et le grand nombre des person
nages chez Richardson, ayant au contraire voulu écrite avec La Nouvelle Héloïse
un roman où il y eût peu de personnages et peu d'événements 2• Quand Diderot
1.
Pour tout ce qui concerne Le Neveu de Rameau, voir l'introduction et les notes dont
J.
Fabre a accompagné son édition critique du texte, Genève-Lille, 1950 ; pour La Reli gieuse,
l'étude de G.
MAY, Diderot et « La Religieuse "• Paris-New-Haven, 1954, l'édition établie
par R.
Mauzi, Paris, 1961, et l'éd ition critique deR.
Parrish, Genève, 1963; pour Jacques le
fa taliste, l'édition d'Y.
Belaval, Club français du livre, 1953 .
2.
Voir supra, p.
405 ..
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