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Diderot et le roman philosophique

Publié le 30/06/2015

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diderot

les dialogues de personnes « réelles « transformées en personnages d'interlocuteurs : d'Alembert dans Le Rêve, J.-F. Rameau dans Le Neveu. Jouant parfois le rôle du lecteur idéal, cet interlocuteur représente plus souvent l'adversaire (le Neveu), le partenaire peu compréhensif (Paradoxe sur le comédien) ou, au contraire, le complice du narrateur (Contes), ou encore le mauvais lecteur, repoussoir qui nous incite, nous lecteurs réels, à devenir de bons lec­teurs (Jacques).

Cet usage généralisé du dialogue correspond aussi à la conception matérialiste que Diderot se fait de la vie de l'esprit. Moteur de l'activité intellectuelle, le désir de vérité propulse cet « enthousiasme rationnel « qui carac­térise la curiosité inlassable du philosophe (cf. l'ivresse spéculative de Jacques). Or l'inventivité exige le libre exercice d'attitudes mentales qui échappent à la stricte rationalité : la capacité de distraction et de rêverie, l'esprit d'analogie et le sens du symbole, la disponibilité aux pres­sentiments, traits que l'on retrouve dans le comportement de Jacques. Processus matériel, l'esprit est un système de hasards nécessaires dont l'apparent « décousu « cache un

« ordre sourd «. D'où ces « intempérances d'esprit «, ces

« extravagances fécondes «, ce libertinage mental (« mes pensées ce sont mes catins «) où Diderot cherche le principe d'un fonctionnement qui serait commun au rêve, à la folie, à la conversation, à la spéculation philosophique, à la pra­tique scripturale. De même que la pensée résulte d'un

 

« enchaînement nécessaire d'idées «, de même le travail de l'écriture met en jeu une série complexe de détermina­tions : récit aléatoire, Jacques reflète autant les caprices de l'esprit que les accidents d'un voyage, et c'est au lecteur actif d'y découvrir « une suite d'effets nécessaires « (p. 197). On devine combien cette conception de la vie mentale —qui étaye la théorie matérialiste du génie conçu comme une combinaison originale de « causes physiques et morales « — peut légitimer le refus de la composition ordonnée, le recours à la digression inventive : il faut lâcher la bride au désir de vérité (la vérité est un mouvement, non une essence) et plier l'écriture à l'arbitraire créateur de la conversation. La même déraison féconde justifie l'usage du paradoxe — cher à Diderot et cher à Jacques (p. 59)

Diderot écrit l'Eloge de Richardson (septembre 1761) au moment où se dissout l'alliance entre la littérature roma­nesque et le mouvement philosophique (les chefs-d'oeuvre du conte philosophique datent des années 1745-1760), où s'amorce l'éclatement du discours romanesque qui oscillera désormais entre la tentation de l'expressionnisme pathétique (Baculard, Marmontel), la mystification glacée des récits libertins (Laclos, Louvet), les sommes informes, destruc-turées d'un Restif ou d'un Sade. Avec Candide (1759) et La Nouvelle Héloïse (1761), le roman des Lumières avait atteint une sorte d'apogée : Candide pousse à l'extrême la tension entre l'illusion narrative et le symbolisme idéolo­gique ; le roman-somme de Rousseau, rhapsodie de la durée, roman de la profondeur et de la totalité, entend instaurer, contre les philosophes, une fiction antifictive, un romanesque du vrai.

Précisément, Richardson ouvre à Diderot une troisième voie entre Voltaire et Rousseau. Pour comprendre ce jeu complexe, il faut recourir aux notions d'intertextualité et de réécriture : situer les récits de Diderot dans le champ des textes avec lesquels ils entretiennent des relations polé‑

diderot

« 13 de d'Alembert ( 1 7 69) sans, pour autant, s enger en sys­ tème.

Diderot prend en compte les acquis de la physique, de l'histoire naturelle, et y ajoute des anticipations parfois géniales pour opposer à l'idéalisme (Berkeley, etc.) le concept philosophique de matière (primat de l'être sur la pensée) ; de même il récuse le dualisme, chrétien et carté­ sien, entre l'âme et le corps, en vertu d'une conception i moniste de l'ordre universel défini comme un processus J matériel auquel le mouvement est inhérent.

Tel est le noyau/ fondamental de sa pensée.

Qu'au demeurant ce matérialisme énergétiste oscille entre un pôle mécaniste et un pôle humaniste et déiste, qu'il y ait tension entre l'écriture roma­ nesque et le projet matérialiste etc., ce sont là autant de contradictions dynamiques dont nous relèverons les traces dans la structure même de jacques.

Commune au texte « philosophique » et au texte « litté­ raire », l'écriture dialoguée, qui se généralise après 1760, renvoie au « rapport singulier et fort complexe entre Diderot et son lecteur » (Dieckmann).

Diderot est hanté par le problème de la communication (pour qui écrit-on ? par qui est-on lu?) et il a toujours besoin pour écrire d'une impulsion affective, d'un rapport vécu avec un interlocuteur.

Quand, dans ses dernières années, il corrige et réécrit ses œuvres, il le fait à la demande de sa fille ou de Sophie Volland, mais il pense aussi à la postérité, à ce « bonheur de l'humanité » qu'entendait déjà servir l'entre­ prise encyclopédique.

Ses proches d'un côté, l'humanité de l'autre : ces deux destinataires délimitent le champ de lec­ ture où s'inscrit le travail de l'écrivam.

Ainsi les premières œuvres (1745-1753) ne visent que le petit groupe des phi­ losophes d'avant-garde.

Avec l'Encyclopédie, Diderot conçoit la nécessité d'atteindre un public infiniment plus vaste qui, à la limite, s'étend à l'humanité entière, présente et future (cf.

la correspondance avec Falconet en 1765-1766).

Dès lors l'écrivain ne cessera de s'adresser à ses lecteurs, présents ou futurs, réels ou désirés.

Cette visée d'un lecteur idéal dont ses amis -en attendant la postérité -sont la pro­ messe ou le substitut, explique en partie la présence dans 1.

].

PROUST, étude sur « l'Encyclopédie et le Neveu de Rameau » dans Recherches nouvelles ...

(1972).. »

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