Désir du récit et soupçons sur le langage : une polyphonie narrative dans Jacques le Fataliste de Diderot
Publié le 30/06/2015
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Le récit tend à satisfaire notre désir que l'événement, que l'histoire aient un sens. De l'acte de narration, conteur et auditeur attendent qu'il donne sens au mouvement du temps et que, comme un voyage, il les mène quelque part : on comprend que la question « où « revienne si souvent à la bouche du lecteur de Jacques. Or, tout en stimulant ce désir du récit, le texte le comble et le frustre : objet de désir, le récit est source de plaisir et de déception. De cette érotisation de l'acte narratif, on peut trouver le symbole dans... la cuisse de Denise ! On sait que Denise est le premier mobile du récit des amours de Jacques : « Denise sans laquelle je ne vous aurais pas dit un mot de tout le voyage « (p. 281). Et cette « jeune brune à la taille légère, aux yeux noirs « (p. 182) brille comme le terme désirable à la fois du voyage de Jacques et de l'histoire de ses amours. Deux répliques connotent malicieusement ce plaisir, érotique et narratif, toujours promis et toujours retardé : « Quand on est arrivé au genou, il y a peu de chemin à faire. — Mon maître, Denise avait la cuisse plus longue qu'une autre « (p. 308).
La passion du récit travaille les personnages. D'abord l'auteur lui-même, narrateur du voyage, ne résiste pas au plaisir de conter aussi l'histoire du poète ou les exploits de Gousse. Et ce qui soude le couple indissoluble de Jacques et de son maître, c'est un incoercible besoin de communiquer par le récit (p. 45, p. 175). Infatigable questionneur, le valet est aussi « le plus effréné bavard qui ait encore existé « (p. 128). A l'auberge il entre en rivalité avec l'hôtesse dont « la passion dominante « est « le plaisir délicieux de pérorer « (p. 117). Jacques doit se taire pour

«
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que le récit de l'hôtesse commence, et il profite d'une inter
ruption pour expliquer, par l'apologue du bâillon, l'origine
de sa logorrhée : « C'est à ce maudit bâillon que je dois
la rage de parler » (p.
127) ...
« Que deviendrai-je quand
je n'aurai plus rien à dire? » (p.
129) ...
D'un bout à l'autre
du texte, c'est une intarissable cascade de bavards, depuis
le chirurgien
à cheval (p.
6) jusqu'au chevalier, ivre et
hâbleur, vantant ses prouesses érotiques (p.
277).
Enfin le
goût des contes est analysé comme une passion populaire :
le peuple se presse autour des orateurs de rue (p.
60) et
des exécutions publiques : « Il va chercher en Grève une
scène qu'il puisse raconter à son retour dans le faubourg » (p.
196).
Or ce désir du récit est sans cesse contré par des
interruptions qui brisent l'hypnose narrative (cf.
ch.
6).
En même temps, comme pour compenser la frustration du lecteur, se met en place une étonnante machine à raconter,
axée sur la polyphonie narrative et la multiplication des
histoires enchâssées.
En effet,
si l'on considère le voyage comme l'axe central,
le récit enchâssant, on constate que le récit de ce voyage
est sans cesse perturbé, d'un côté par le discours de l'auteur,
de l'autre, par
les récits enchâssés.
Le tableau ci-dessous
représente les variations successives de ce dispositif (le
signe X indique l'absence de tel ou tel niveau).
Récit Récits enchâssés : enchâssant Pages: Discours (le voyage) sept sections de l'auteur narré Jacques Autres
par l'auteur narrateur narrateurs
1/ 3 à 117 - - - le maitre
2/118 à 178 - -- l'hôtesse
3/178 à 214 - - - des Arcis 4/214 à 248 --
- x
5/248 à 301 -- - le maitre
6/301 à 311 x - x
7/311 à 316 L'éditeur narre et commente la fin du manuscrit des « entretiens » ....
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