Dans le roman d'Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur (1981), des personnages parlent de leurs expériences de lecteurs. L'un d'eux s'exprime ainsi : « Le moment le plus important, à mes yeux, c'est celui qui précède la lecture. Parfois, le titre suffit pour allumer en moi le désir d'un livre qui peut-être n'existe pas. Parfois, c'est l'incipit du livre, ses premières phrases... ». En vous référant à votre propre expérience, vous réfléchirez au rôle que peut jouer la façon
Publié le 29/03/2011
Extrait du document
Ouvrir un livre, c'est donc passer du néant à l'être : un univers qui n'existait pas va se matérialiser sous nos yeux, progressivement, nous apportant parfois le même genre d'excitation que celui qu'apporte le voyage et la découverte de pays étrangers. Véritable plongée dans l'inconnu, et par opposition à la vie répétitive et toujours plus ou moins usée, le livre apporte, en principe, du neuf, du « sensationnel«, du «jamais vu/lu«. Même le romancier le plus soumis aux lois du commerce a l'intention d'apporter ce regard neuf sur le monde et de le faire partager au lecteur.
«
Dans la plupart des cas, l'auteur satisfait à cette demande implicite, — ne serait-ce que par cette véritable«publicité» du livre qu'est le titre, aussi important pour attirer que peuvent l'être, dans d'autres domaines, lapochette de disque ou l'affiche de film.
2.
Point de vue du créateur
Par le titre, l'artiste, c'est inévitable, essaie d'aguicher, d'appâter ou tout simplement de séduire, que ce titre soitlong (une phrase : J'irai cracher sur vos tombes (B.
Vian/V.
Sullivan), Si par une nuit d'hiver un voyageur (I.Calvino)), ou réduit à sa plus « simple » expression : une lettre (Le K, Z), qu'il raconte et commente (très nombreuxtitres suivis de sous-titres au XVIIIe siècle) ou qu'il reste dans le vague et le mystère le plus absolu (L'écume desjours et, en général, la plupart des titres choisis par B.
Vian).
Il semblerait d'ailleurs que même un poète comme Baudelaire n'ait pas échappé à cette loi de marché, puisqu'avantde lui donner son titre définitif de Fleurs du Mal, il avait « annoncé » Les Lesbiennes, puis Les Limbes, deux façonsapparemment opposées de s'attirer des publics différents — ou tous les publics (?).
Mais, même s'il est suggestif etexplicite, le titre conserve toujours cette part de mystère qui donne envie « d'y aller voir » : qu'il s'agisse de LaBicyclette Bleue (R.
Deforges), du Planétarium (N.
Sarraute), de Voyage au bout de la nuit (L.-F.
Céline) ou de LaClé de Verre (D.
Hammett), — objets, lieux ou actions qui, en eux-mêmes laissent libre cours à l'imagination.
Etmême les titres centrés sur un prénom ou un nom (exemples trop nombreux pour être cités) joueront le même rôle :utiliser un nom ou un prénom, c'est affirmer que l'œuvre aura une forme biographique.
Choisi pour des raisonseuphoniques (Alberte, Adolphe, Dominique, Justine), il pourra aussi apporter des « informations » (Madame Bovaryou Le Père Goriot « disent » beaucoup de choses en eux-mêmes).
Si tout titre joue sur deux tableaux à la fois (dire et ne pas dire, ou du moins pas trop), ce sera encore plus le casdes titres à valeur symbolique ou qui, par leurs références, font appel à la poésie ou un fonds culturel collectif :nombreux exemples chez Tennessee Williams (Un Tramway Nommé Désir, La Nuit de l'Iguane), ou dans le « romannoir» (La Lune dans le Caniveau de D.
Goodis).
Voir aussi les « beaux » exemples de Reflets dans un Œil d'Or deCarson McCullers ou de l'Été Meurtrier (S.
Japrisot) et sa double connotation.
Enfin, si avec le titre l'auteur a «éveillé mon désir », il peut aussi jouer à me frustrer, avec ma complicité : c'est le cas de ces promesses non tenuesou des titres-antiphrases : L'Automne à Pékin, la Cantatrice Chauve, Pourquoi nous sommes au Vietnam (NormanMailer), Zazie dans le Métro, etc.
Bref, le titre établit ce lien indispensable entre créateur et lecteur — il peutprendre au piège comme il peut être honnête (sans être pour cela forcément plus intéressant).
Une fois le livreouvert, le lecteur va être confronté à une autre esthétique.
3.
L'esthétique des « débuts »
Au contraire du titre qui, nous l'avons vu, peut être nécessaire ou gratuit, les premières lignes ne sont jamaisgratuites.
Non contentes d'introduire à un univers et de présenter des personnages qui vont nous accompagner toutau long de la lecture (cf.
la phrase d'ouverture de Germinal : « Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'uneobscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dixkilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves.
»), elles acquièrent une valeursymbolique (comme dans cette phrase où chaque élément apporte une information et en même temps se dépasselui-même).
Si le personnage de Calvino est fasciné par ces « débuts », c'est parce que, aussi, ils sont en eux-mêmes et parleur seule présence des sortes de romans en réduction et que, par le fait même qu'ils sont inachevés, ils sont richesde tous Tes possibles ; d'autre part, mis en rapport avec les éléments finaux, ils peuvent rendre compte d'unearchitecture particulièrement satisfaisante pour l'esprit : cf.
pour le même Germinal («Aux rayons enflammés del'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse.
Des hommespoussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes dusiècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.
») A la Recherche du Temps Perdu de Prousts'ouvre sur une des phrases les plus brèves du roman (« Longtemps je me suis couché de bonne heure.
») ets'achève quelques trois mille pages plus loin sur une des plus longues, dont le dernier mot est « le Temps.
»
Cependant, dans une littérature plus convenue et disons plus «facile», cette esthétique sera plus rudimentaire, plusstéréotypée et beaucoup plus pauvre sur le plan de l'imaginaire ; construite sur le schéma de « la Marquise sortit àcinq heures», la phrase d'ouverture sera là pour apporter le plus vite possible des informations indispensables, touten laissant, bien sûr, un certain nombre de choses dans le vague — sinon il n'y aurait pas d'histoire.
CONCLUSION
a) Le livre étant d'abord (du moins, une fois qu'il a été créé!) un objet, il est tout à fait normal qu'on l'appréhendecomme tel, de l'extérieur, paré, si possible de toutes les séductions.
b) On n'a, bien sûr, ici envisagé qu'un aspect de la question : comme on l'a dit dans la préparation du sujet, il étaittout à fait possible de ne parler que du lieu ou du moment de la lecture, etc..
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