(Cyrano de Bergerac, acte III, scène VII, 1897.) Edmond Rostand
Publié le 24/02/2011
Extrait du document
Cyrano aime en secret Roxane, mais il se juge trop laid pour mériter son amour. Roxane, de son côté, aime un ami de Cyrano, Christian, lequel est trop timide pour oser lui déclarer ses sentiments. Cyrano prête sa voix à son ami pour faire sa déclaration. La scène se situe, une nuit, sous les fenêtres de Roxane. Christian est présent, mais dissimulé. CYRANO Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien, Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien, S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice ! — Chaque regard de toi suscite une vertu Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu À comprendre, à présent ? Voyons, te rends-tu compte ? Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ? Oh ! Mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux ! Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous ! C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste, Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux ! Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles ! Car tu trembles ! car j'ai senti, que tu le veuilles Ou non, le tremblement adoré de ta main Descendre tout le long des branches du jasmin ! (Il baise éperdument l'extrémité dune branche pendante.) ROXANE Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne ! Et tu m'as enivrée ! CYRANO Alors, que la mort vienne !
«
l'homme un héros.
Les vers 3 et 4 ajoutent à la force du regard le pouvoir de la voix.
L'amant éploré prend lesmiettes qu'on lui offre et se dit prêt à mourir d'amour (v.
1-2 ; 12-13) après tant de joie.
Ces arguments ont dans labouche de Cyrano un accent de sincérité qui nous émeut profondément.
Roxane est flattée de faire naître une tellepassion.
Ces arguments la convainquent, car elle est troublée aussi et même émue.
Car Cyrano l'implique dans son propos.
Par deux fois il s'adresse à elle.
Il lui interdit de rester insensible, indifférente,extérieure à la situation, à son amour.
Aux vers 6 à 8 il l'interpelle.
Les trois interrogations sont de fausses questions: la réponse est incluse dans la question.
Elle est nécessairement affirmative.
Les expressions « à présent », «voyons », « un peu » exercent une pression sur l'interlocutrice.
La première périphrase (v.
6-7) qui implique Roxaneest pleine de sous-entendus : le complément d'objet direct n'est pas exprimé, le verbe (« comprendre ») estpurement abstrait.
La deuxième formulation place Roxane en face de ses responsabilités.
À cause de l'amour qu'ellea fait naître, elle ne peut pas se dérober aux conséquences de ses actes : le verbe est à la forme pronominale (« terends-tu compte », v.
7).
On en appelle à la conscience de Roxane et non à sa seule intelligence.
Enfin le dernierverbe est à mi-chemin entre l'intellect et la sensation : « sens-tu » (v.
8).
La locution adverbiale « un peu »atténue légèrement l'audace de la démarche.
Mais la suggestion est claire : Cyrano a contraint Roxane à accepterson amour et sa présence.
Aux vers 14 à 18 Cyrano se sert d'une autre métaphore filée pour postuler l'amour deRoxane : l'image du tremblement des feuilles confondu avec l'émoi de la jeune femme.
Là aussi la démarche esthabile et l'approche progressive.
La gradation opère à trois niveaux : l'emploi des pronoms, la répétition de mots dela même famille sous des formes différentes, la métaphore filée du tremblement.
Le passage du « elle » au « vous »,du « vous » au « tu » ne traduit pas seulement l'émotion grandissante de Cyrano.
Elle permet d'emporter la victoire.D'abord Cyrano dissocie le tremblement de la personne qu'il anime.
Puis il s'adresse directement à elle mais maintiententre elle et lui une distance respectueuse.
Enfin le tutoiement abolit toute distance.
On passe alors à l'image del'étreinte qui est réponse positive de Roxane à l'amour exprimé par Cyrano.
Au vers 8 l'âme de Cyrano montait verscelle de Roxane.
Au vers 18 le tremblement de Roxane redescend vers Cyrano.
Il y a eu progression dansl'affirmation de la passion.
Le poids des vers 14 à 16 porte sur le verbe « trembler ».
Au vers 16 même, la phraseexclamative se résume à lui.
Il n'y a plus d'objection possible : celle-ci est par avance niée aux vers 16 et 17 : «que tu le veuilles ou non ».
La répétition de « car » présente la sensation comme une preuve.
Comme au vers 8,l'intuition et la sensation fondent l'amour ; le même verbe est employé : « j'ai senti ».
Le désir gagne la jeune femme.
Au vers 15 le tremblement se propage à son corps tout entier.
Descendu au vers 17dans la main, ce tremblement gagne l'amant par le biais du jasmin.
La réplique même de Roxane montre la victoire deCyrano.
Réponse explicite, l'adverbe de discours « oui » confirme le propos amoureux que Cyrano lui a attribué.Roxane reprend à son compte le tremblement que lui a dicté Cyrano.
Elle avoue ainsi son trouble amoureux, qui vajusqu'aux larmes (« je pleure », v.
19).
Roxane prouve le succès de Cyrano en répondant aux questions qu'il ne lui apas posées.
Rendue sensible, elle s'émeut, devient sentimentale et se donne : « je suis tienne » (v.
19).
Rythmeheurté mais régulier, jeux de sonorités renforcent l'amplification verbale du vers 19.
L'accumulation et la répétitionde la conjonction de coordination (« et ») font que l'on progresse d'un verbe à l'autre, chacun étant la conséquencedu précédent.
Or, grisée par les mots, Roxane est dupe du quiproquo.
Cyrano-Christian est aussi Cyrano-Cyrano, le « ver de terreamoureux d'une étoile » comme dit V.
Hugo dans Ruy Blas, celui pour qui le comble
de l'extase est également le début de la fin.
Amant de l'ombre, Cyrano profite de la situation pour faire et dire ce qu'il n'oserait ni dire ni faire en face de Roxane.Il se sert du décor pour satisfaire son désir.
Il vit par l'imagination l'amour qu'il ne connaîtra jamais réellement.
Tiret,rejet de l'adjectif (« nouvelle », v.
5-6) qui exprime la transformation de l'homme par le regard de la ^emme,gradation, jeu de sonorités et inversion des pronoms soulignent la dynamique de l'image.
Le rythme du vers 8 épousealors le mouvement ascendant de l'image.
Découpé en quatre groupes, l'alexandrin fait alterner des mesures de 4syllabes et des mesures de 2 syllabes :
« Sens-tu mon âme, / un peu, / dans cette ombre / qui monte ».
Cyrano déplace sur les éléments du décor l'objet de son désir et le satisfait ainsi par transfert : « il baiseéperdument l'extrémité d'une branche pendante », précise la didascalie au vers 18.
Lui qui n'a jamais connu l'amour,profite de ce rendez-vous au clair de lune que les circonstances du travestissement lui auront accordé.
Son émotion transparaît dans l'ivresse du discours.
Interjections, exclamations, hyperboles et répétitions,parallélismes, rythme syncopé et jeux de sonorités sont à prendre au pied de la lettre comme des fragments dudiscours amoureux.
Cyrano a le cœur au bord des lèvres.
Il est au comble de la passion et de l'exaltation.
Il faut leprendre au sérieux.
Il vit le moment le plus précieux de sa vie.
Cet excès de bonheur transparaît dans l'excès de sonvocabulaire, dans le désordre de la syntaxe et dans le bredouillement qui le gagne.
Aux vers 9 à 11 les mots ne sontplus là pour signifier : ils traduisent l'émotion pure.
Au vers 10 le jeu des pronoms, le chiasme syntaxique (« je vous» / « vous m' »), la réduction de l'échange amoureux aux pronoms et la répétition du pronom « vous » que celaentraîne, traduisent bonheur et incrédulité.
Mais, parce que Cyrano sait que cet amour est impossible, le comble de la joie est aussi négation de cette joie..
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