CORNEILLE - Plaidoyer (Le Cid, acte II, sc. 8.)
Publié le 05/05/2011
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Né à Rouen, en 1606, Corneille débute par une comédie, Mélite, en 1629. Sa première tragédie est Médée, en 1635. Le Cid, 1636, inaugure la période des chefs-d'oeuvre. En 1647, Corneille entre à l'Académie française. De 1652 à 1659, il vit dans la retraite, à Rouen ; il revient au théâtre en 1659, avec Œdipe; il se retire définitivement en 1674, après la chute de Suréna.
Plaidoyer (1636).
D. FERNAND Don Diègue, répondez. D. DIEGUE Qu'on est digne d'envie, Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie, Et, qu'un long âge apprête aux hommes généreux, Au bout de leur carrière, un destin malheureux ! Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire, 5 Moi, que jadis partout a suivi la victoire, Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu, Recevoir un affront et demeurer vaincu. Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade, Ce que n'a pu jamais Aragon ni Grenade, 10 Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux, Le comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux, Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage Que lui donnait sur moi l'impuissance de l'âge. Sir, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois, 15 Ce sang, pour vous servir prodigué tant de fois, Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie, Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie, Si je n'eusse produit un fils digne de moi, Digne de son pays et digne de son roi : Il m'a prêté sa main, il a tué le comte ; Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte. Si montrer du courage et du ressentiment, Si venger un soufflet mérite un châtiment, Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête : 25 Quand le bras a failli, l'on en punit la tête. Qu'on nomme crime ou non ce qui fait nos débats, Sire, j'en suis la tète, il n'en est que le bras. Si Chimène se plaint qu'il a tué son père, Il ne l'eût jamais fait si je l'eusse pu faire. 30 Immolez donc ce chef que les ans vont ravir, Et conservez pour vous le bras qui peut servir. Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène: Je n'y résiste point, je consens à ma peine ; Et, loin de murmurer d'un rigoureux décret, 35 Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.
(Le Cid, acte II, sc. viii.)

«
entre son glorieux passé et la 'lâche insolence du comte.
— Il amène ainsi, du vers 15 au vers 22, l'intervention deson fils, dont il ne parle qu'après avoir, pour ainsi dire, préparé et légitimé sa conduite.
— Vers 23 : d'ailleurs, siRodrigue a tué, il n'a fait qu'exécuter une vengeance dont son père reste responsable.
— Vers 31 : c'est donc lui,don Diègue, qui doit être puni.
— Vers 34 : péroraison où l'idée de l'exorde est reprise et transformée, et qui laisseune impression saisissante de résignation et de grandeur d'âme.
Observations littéraires et grammaticales.
— V.
3.
—Généreux.
Non pas : qui ont de la générosité, au sens actuelbienfaisance; mais qui ont le coeur noble (generosus, de genus, race.
Cf.
Virgile, Énéide, VIII : Macte animo,generose puer !— V.
5.
— Remarquer la répétition de moi, qui suggère le geste et l'intonation.
On dirait plutôt en prose : à qui seslongs travaux ont acquis tant de gloire.
Nous donnons à acquérir pour sujet ou, à défaut de sujet, pour complément,un nom de personne.— V.
6.
— La victoire est représentée comme une déesse qui suit le guerrier.
Cette image est très fréquente enpoésie et dans la prose oratoire.— V.
7-8.
— Je me vois...
recevoir.
Construction qui ne serait plus française.
Voir s'emploie avec la conjonction que: Je vois que je reçois..., ou bien, en conservant je me vois, on mettrait le participe passé: je me vois insulté.— V.
9-10.
— Le verbe est au singulier, bien qu'il ait, dans chaque vers, un Sujet complexe.
L'inversion permet cetteconstruction vive et hardie.
Aragon, Grenade, c'est la figure appelée métonymie.
— V.
12.
- Bien faire ressortir, à lalecture, les expressions : en votre cour, presque à vos yeux qui forment autant d'arguments très habiles : il fautque le comte, qui (voir scène I du 2e acte) a répondu insolemment à un envoyé du Roi, paraisse coupable d'unesorte de lèse-majesté et que la vanité de don Fernand, non moins que sa justice, soit intéressée à son châtiment.— Même remarque sur : jaloux de votre choix (v.
13).— V.
13-14.
— Observation destinée à faire ressortir la lâcheté du comte.— V.
15.— Depuis ce vers jusqu'au vers 22 se déroule une ample et sonore période, qui procède par accumulationsuccessive, et dont la première partie donne un magnifique élan aux deux derniers vers .qui doivent être jetés d'unevoix énergique et triomphante.
— Le harnois, se disait de l'armure, et de l'ensemble des armes défensives, casque,cuirasse, etc.
Le mot ne s'emploie plus que pour les animaux.— V.
16.
— Ce bras, ce sang.
Par chacun ces mots don Diègue rappelle ses glorieux services.
Il.
ne perd pas de vueun seul instant, malgré son émotion, qu'il doit intéresser le roi dans l'outrage et dans la vengeance.— V.
19-20.
- Après avoir dit : un fils digne de moi, il ajoute digne de son pays et digne de son roi, toujours pourobliger le roi à considérer dans cette affaire quelque chose de plus que la légitime vengeance d'un simple particulier.D'ailleurs, Rodrigue va bientôt prouver par ses exploits qu'il est digne de son pays et de son roi.— V.
21-22.
- Résumé vigoureux et méthodique, du rôle de Rodrigue.
Les mots : prêté sa main préparent l'argumentqui va suivre.
— Il a lavé ma honte: dans la pièce espagnole, don Dièguesa j- avec le sang de on Gormas tué par son fils.— V.23.— Ressentiment, au dix-septième siècle.
signifiait, d'un, manière générale, souvenir, et on le trouve souventpour reconnaissance (voir des exemples, dans LITTRÉ).
Mais dès la deuxième partie du siècle, le mot se spécialisedans le sens de souvenir d'une injure, avec dessein de s'en venger, ici, c'est déjà ce second sens.— V.
25.
— L'éclat de la tempête.
Eclat signifie ce qui éclate, la foudre.
Voltaire dit encore (Zaïre): Que la foudre enéclats ne tombe que sur moi.— V.
26-28.
— Remarquer ces raisonnements carrés de Corneille, sous forme de syllogisme réduit, avec répétitionanti-symétrique des termes essentiels, tête, bras.— V.
3o.
— Ce vers doit être prononcé avec un accent de colère et de dépit.V.
31.
— Ce chef, signifie cette tête.
Le sens étymologique figuré se retrouve dans tous les emplois actuels du motchef, en particulier dans chef-d'œuvre, chef d'équipe, etc.
Au.
sens propre de tête, il ne se voit plus que danscouvre-chef.— V.
36.
— La répétition mourant, mourrai, contribue à' donner à cette conclusion une résignation simple et ferme.Nous devons signaler pour ce morceau quelques variantes.
Corneille a amélioré son texte primitif, à partir de 1660.Les éditions de 1637 à 1656 portaient :V.
2, 3, 4 : Quand avec que la force op perd aussi la vie,Sire, et que l'âge apporte aux hommes généreuxAvecque sa faiblesse un destin malheureux !V.
11: Ni tous mes ennemis, ni tous mes envieux.V.
12-14 : L'orgueil dans votre cour l'a lait presque à vos yeux,Et souillé sans respect l'honneur de ma vieillesse,Avantage de l'âge, et fort de ma faiblesse.V.
27 : Du crime glorieux qui cause nos débats.V.
25 : Et loin de murmurer d'un injuste décret.
On devra analyser chacune de ces variantes, pour montrer ce que la clarté et l'harmonie, et surtout la justepropriété des termes, -nt gagné aux corrections de 1660..
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