CORNEILLE: LA VIE DE L'AUTEUR DE « POLYEUCTE »
Publié le 01/05/2011
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C'est une observation facile à faire et souvent répétée que la vie de Corneille ressemble aussi peu que possible à son oeuvre : vie bourgeoise, calme, pleine de dignité sans doute, mais parfois d'une simplicité un peu triviale ; oeuvre d'exaltation, constamment au delà des limites de l'humanité commune, féconde en drames exceptionnels et en catastrophes. Mais cette antinomie n'est peut-être qu'apparente ; c'est la vie extérieure de Corneille qui est vulgaire. Et sa vie intérieure ? il se pourrait qu'elle soit pénétrée d'un tragique héroïsme. On peut être bonnement marguillier de sa paroisse et porter en soi l'âme tumultueuse d'un Auguste ou d'un Polyeucte, et vivre dangereusement à l'intérieur de sa conscience. Pour en juger, nous n'avons que de rares documents : quelques cris plus profonds de tel personnage de son théâtre où passe une confidence involontaire, son oeuvre lyrique, ses lettres, certains de ses actes qui ouvrent des perspectives. C'est peu. En tout cas, puisque Polyeucte est une oeuvre exceptionnelle dans le théâtre de Corneille, exceptionnelle même dans notre théâtre, et que cependant elle n'est pas un accident chez son auteur, mais qu'au contraire elle s'insère harmonieusement dans une suite continue de sentiments et de pensées, je voudrais raconter à grands traits la vie de Corneille, en insistant sur tout ce qui peut nous faire pénétrer dans l'intimité d'un homme capable d'écrire une telle tragédie. Ce point de vue me permettra de ne pas répéter mot pour mot ce que tout le monde sait, ce qui a été si bien dit dans cette même collection par Gustave Reynier, et de préparer mon lecteur à une plus large intelligence de Polyeucte.

«
aux muguetteries où s'amusaient les jeunes rouennais.
Nous trouvons la trace de cette frivolité dans ses poésiesjuvéniles qui ont été conservées et qui ressemblent aux colifichets du temps.
Au milieu de ces divertissements, soncoeur se trouva-t-il pris par un amour plus profond et y a-t-il un roman dans sa jeunesse ? La chose n'est pasparfaitement claire et il semble bien qu'on ait construit une légende cohérente avec des renseignementscontradictoires.Cette légende veut que Corneille ait aimé pas-sionnément, avec tout son coeur — malgré sa raison — une jeune filleriche et bien douée, Catherine Hue, qui l'aima de son côté et qui fut son Égérie.
Par elle et pour elle, il serait devenupoète et il l'aurait célébrée sous le nom de Mélite.
Mais les parents de Catherine n'avaient pas grande confiancedans l'avenir de cet avocat du roi qui faisait des vers ; le bon sens bourgeois parla plus haut que l'amour, etCatherine Hue devint la femme d'un homme considérable, le sieur du Pont.
Deux coeurs déchirés.
Corneille devenuillustre revit Catherine et leur parfaite vertu connut peut-être quelques regrets.
C'est sur un plan plus modeste —mais les drames du coeur ont tous la même dignité — la situation de Pauline et de Sévère.Qu'il ait été amené au théâtre par l'amour ou par une irrésistible vocation, Corneille y apporte des dispositionsoriginales.
Je ne parle pas de sa jeunesse qui a, dans ses premières pièces, un accent si délibéré et si candide.
Jeparle de cette honnêteté naïve, de cette pureté d'âme qui font l'originalité de ses comédies, de Mélite jusqu'àl'Illusion comique.
Le théâtre comique était tombé très bas ; et si les honnêtes gens et en particulier les femmesn'osaient pas se montrer dans une salle de spectacle, c'est que l'obscénité des farces qui s'y donnaient y attiraitune foule mêlée qui rivalisait de grossièreté avec les acteurs.
Corneille, par la décence élégante de ses pièces, miten déroute la tourbe suspecte, amena au théâtre les gens de qualité et les dames du monde, et constitua ainsi unauditoire d'élite capable de comprendre et de soutenir la grande tragédie qui se préparait.
Il ne fut pas le seul àtravailler à cette épuration du théâtre, qui fut rendue possible grâce à la volonté toute puissante de Richelieu ; maisil fut peut-être celui qui contribua le plus à imposer au théâtre le ton de la bonne compagnie.Décentes, élégantes, les comédies de Corneille ne sont que des comédies, des divertissements sans conséquenceet, si on y entrevoit déjà certains aspects de l'esprit et du goût de l'auteur, il serait vain d'y vouloir trouver déjà lessemences de cet héroïsme qui sera le fond de son théâtre.
Il y a cependant à travers une des plus mauvaises deses pièces de jeunesse une situation qu'il est piquant de souligner.
Alidor, le personnage principal de la Place Royale,fait des exercices de volonté pour se prouver à lui-même qu'il en a une.
Il aime Angélique et il en est aimé ; maiscomme il a été emporté vers elle par un mouvement involontaire, il s'applique, pour sauvegarder son indépendance,à se détacher d'elle, à se faire détester d'elle, à se libérer tout en continuant à aimer ; bien plus, quand il s'estaperçu que son ami Cléandre a du goût pour Angélique, il lui en fait cadeau, il s'emploie, maladroitement d'ailleurs, àles accorder ensemble, et il se félicite, en vers bardés de peintes, de cet héroïsme raffiné qui consiste à donner àun autre par amitié et par esprit d'indépendance, celle qu'en réalité il aime plus que jamais.
Ce n'est qu'uneinvraisemblable gageure ; mais ne dirait-on pas d'une charge ou d'une parodie de Polyeucte ? Polyeucte fera don desa femme Pauline, qu'il aime bien plus que lui-même, à Sévère qui fut son premier amour ; il la cédera par vertusurnaturelle, par suite d'une tendresse qui va au delà de l'amour, et un peu aussi par une sorte de pique d'héroïsme,pour prouver à Sévère et à Pauline et pour se prouver à lui-même qu'il en a bien fini avec les attachements humainset qu'il est établi sur le plan d'une générosité supérieure.Dans les complications de la rhétorique précieuse d'Alidor, on peut voir comme les tâtonnements d'une âme que lagrandeur sollicite et qui cherche les moyens de l'atteindre et de l'exprimer.
C'est chose faite avec le Cid.
Corneille, à trente ans, a dégagé son âme ardente des entraves d'une jeunessefrivole.
Il insère maintenant le plus pur héroïsme dans la vérité humaine.
Chimène et Rodrigue, ses deux héros jeunescomme lui, mais, comme lui, déjà maîtres d'eux-mêmes dans leur précoce maturité, ont le coeur plein à déborderd'un amour passionné ; et comme un devoir les sépare et même les dresse l'un contre l'autre, ils savent commanderà leurs sentiments et les régenter avec rudesse ; au lieu d'en être diminuée, leur passion s'accroît de toute l'estimeque donne à chacun d'eux la rude victoire de l'autre ; ils sont ébranlés et crucifiés dans les profondeurs de leur être,mais ils ne se permettent ni un soupir déplacé ni une hésitation.
Ce sont de magnifiques exemplaires d'humanitéhéroïque.
Corneille a rencontré enfin les hommes qu'il veut peindre et il s'enferme dans cette aristocratie spirituelle ;toutes les démarches n'en sont pas également admirables, et plusieurs de ses actes sont contraires à la logique et àla morale courantes ; mais tout ce qu'elle pense et tout ce qu'elle fait révèle une conquête de soi, une maîtrise desmouvements spontanés et des passions, une tension de la force morale qui sont la marque de l'héroïsme.
De cettearistocratie humaine Polyeucte sera comme la fleur.La foule fut séduite par le Cid ; les lettrés furent plus étonnés qu'émus ; les auteurs dramatiques furent à la foissurpris et irrités ; les théoriciens du théâtre, d'abord décontenancés par le succès, se ressaisirent vite pourdémontrer que les règles étaient bafouées par la pièce et par l'applaudissement du public.
La longue querelle quisuivit, confuse dans quelques-uns de ses épisodes, ne nous apprend rien que nous ne sachions par ailleurs sur lesvilenies de la jalousie et sur la bassesse de certains cuistres ; mais elle nous apporte quelques révélations sur l'âmede Corneille.
Les natures comme la sienne, généreuses, élevées, modestes et timides par fierté, naïves etombrageuses, ne font rien pour capter l'approbation ; elles attendent que leur mérite dépose pour elles ; devant lacritique méchante, elles se cabrent et réagissent, en dépassant la mesure.
Corneille manquait de souplesse et dediplomatie ; en se défendant, il irritait l'adversaire au lieu de le désarmer.
Écoeuré par la mauvaise foi, la jalousie, lalâcheté et la sottise spontanément liguées contre lui, il quitta Paris où on venait d'imprimer son Cid et il revint àRouen dans la tranquille maison de la rue de la Pie, favorable aux méditations mélancoliques.Des conventions du théâtre, il retombe dans les devoirs de la vie réelle.
Son père meurt en 1639 et il se trouve àtrente-trois ans, chef de famille, avec une soeur, Marthe, et un frère, Thomas, encore mineurs.
Cela crée d'austèresdevoirs.
C'est aussi une diversion ; on emploie à la vie la générosité qui ne s'exprime plus dans les vers ; c'est moinsbruyant et plus consolant.
Cependant tout ramène au théâtre.
Le souvenir des applaudissements frénétiques de lafoule flatte l'orgueil du poète ; et pourquoi les ignorants n'auraient-ils pas raison contre les habiles ? Le roi et lecardinal, quoi qu'on en dise, ont joint leur suffrage à celui du peuple, puisque par lettres patentes, Louis XIII a.
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