CORBIÈRE Tristan : sa vie et son oeuvre
Publié le 22/11/2018
Extrait du document
«
sienne
publie encore deux textes en prose importants :
« Casino des trépassés » et l'« Américaine >>.
Son mal de poitrine s'aggravant à la fin de l'année
1874, le poète est transporté à la clinique Dubois, à Paris,
d'où il envoie à ses parents le communiqué, souvent cité
depuis comme exemple d'humour macabre : «Je suis à
Dubois dont on fait les cercueils >>.
Ce n'est que dix ans après leur parution que l'on
découvre les Amours jaunes avec les médaillons des
« Poètes maudits» (Corbière, Rimbaud et Mallarmé),
que Verlaine publie en 1883 dans la revue Lutèce.
L'an
née suivante, les Poètes maudits paraissent en volume
chez Léon Vanier, tandis que, dans A rebours, Joris-Karl
Huysmans rend hommage à Corbière, en lui consacrant
une place de choix dans la bibliothèque de Des Esseintes.
Le titre, les Amours jaunes -« aimer » jaune comme
on «rit>> jaune -, indique déjà la tonalité du recueil,
celle du malaise, du grincement, du porte-à-faux.
L'en
semble n'est pourtant pas monolithique, le recueil se
composant de sept chapitres dont l'ordre («Ça », « les
Amours jaunes », « Sérénade des sérénades», « Rac
crocs », «Armor», « Gens de mer>> , « Rondels pour
après») est à l'inverse de la production chronologique,
« Armor >> et « Gens de mer » ayant été probablement
écrits entre 1861 et 1868.
Corbière, de fait, instaure une
architecture personnelle : d'abord les poèmes «pari
siens », où domine la raillerie du mal-aimé; puis les piè
ces bretonnes du refuge mythique, la Bretagne représen
tant, à l'encontre de la mondanité parisienne, le lieu
authentique, fondateur de l'identité; puis, en dernier,
l'apaisement ambigu des >,
«sur l'air bas-breton de Ann hini goz », dont la com
plainte se renforce du retour des rimes en « or» :
L'œil tué n'est pas mort :
Un coin le fend encor.
Encloué je suis sans cercueil.
On m'a planté le clou dans l'œil.
Corbière se fait, dans « Armor», le témoin des misères
humaines.
L'inspiration bretonne de « Gens de mer>> est plus
spécifique : tant par l'utilisation du langage technique et
de 1' argot maritime que par les thèmes choisis, Corbière
revendique son appartenance au peuple de marins.
« La
Fin », parodie d'« Oceano No x» contre la description
« littéraire>> de la mort des marins, proclame l'énergique
activité des gens de mer et se termine sur ces vers, emplis
d'une sympathie « fraternelle >> :
...
Qu'ils roulent infinis dans les espaces vierges!.
..
Qu'ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges ...
-Laissez-les donc rouler, terriens parvenus!
avec la mention : A bord.
11 février.
Le
revers de ces poèmes de l'adhésion fraternelle,
c'est un sentiment d'impuissance, de« ratage >>, le senti
ment d'être le «paria>> : à ce titre, l'aveugle, le sourd
(de «Rapsodie du sourd >>) sont autant de figures de
l'isolement intérieur, comme «le Bossu Bitor >> de la
difformité pitoyable.
La dérision est alors la réponse du
poète à ce mal d'exister.
L'humour, la poésie
L'autre aspect de Corbière, inséparable du poète bre
ton, est en effet « le Dédaigneux et le Railleur de tout et
de tous, y compris de lui-même» (Verlaine).
Corbière
définit dans «Epitaphe>> , l'un des poèmes autobiogra
phiques importants, son impression d'être en sursis,
c'est-à-dire
Flâneur au large, à la dérive,
Épave qui jamais n'arrive ...
Trop Soi pour se pouvoir souffrir.
L' autodérision est à son comble dans « le Poète
contumace >> :
-La chose est sûre,
C'est bien moi, je suis là- mais comme une rature.
L'humour constitue ainsi l'inévitable «réflexe de
défense » (Breton).
Le jeu de mots, en rupture avec le
bon goût, est une arme contre la convention, tournée
aussi contre soi-même («-Je rime, donc je vis ...
ne
crains pas, c'est à blanc >>).
Ce réflexe défensif s'exprime, en littérature, par le
refus du romantisme larmoyant ou grandiloquent,
comme de l'impassibilité de l'Art pour l'Art.
En ce sens,
la parodie, chez Corbière, est tout un art poétique,
comme en témoigne ce quatrain célèbre, parodiant
Hugo :
-Hugo : l'homme apocalyptique,
L'homme-Ceci-tOra-cela,
Meurt, garde national épique;
Il n'en reste qu'un- celui-là!
(«Un jeune qui s'en va »)
Si Corbière se méfie de l'éloquence ou du lyrisme, il
montre tout autant de défiance à l'égard de l'harmonie;
l'humeur parodique a, pour contrepoint, la brisure du
vers, l'équilibre instable du rythme : «Ses vers faux
furent ses seuls vrais » ( « Épitaphe » ).
Pierrot triste/gai,
Corbière est proche de Verlaine et, plus encore, du
Laforgue des Complaintes.
Style « heurté», a-t-on dit : la brisure est volontaire,
et elle correspond à l'état ultime du texte.
«L'auteur
polit ses vers pour leur donner l'apparence de l'inachevé,
du spontané» (P.-O.
Walzer).
A cet effet de désarticula
tion du vers, la ponctuation contribue en grande part :
les tirets, les « deux-points », les points de suspension
qui vont jusqu'à isoler une strophe entière du reste du
poème ( « la Pipe au poète >>) sont autant de ruptures dans
la chaîne de lecture, de mise à distance des lignes qui
précèdent ou qui suivent, de marges de rêverie instau
rées.
L'emploi de majuscules, d'italique, la disposition
typographique des poèmes relèvent de cette stratégie de
la discontinuité, comme « 1 'énumération chaotique >>
(Spitzer) de la «Litanie du sommeil >> :
SOMMEIL! - Caméléon tout pailleté d'étoiles!
Vaisseau-fantôme errant à pleines voiles!
Femme du rendez-vous s'enveloppant d''un voilai
avec ce vers, à la limite de l'engendrement paronomasti
que:
Beau Conteur à dormir debout : conte ta bourde ...
Constitutive d'une poétique de la brisure, la ponctua
tion, comme la présentation graphique du poème, permet
de dépasser les contraintes du langage d!e la raison com
mune : « La disposition typographique des Amours jau-.
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