Commentez cette opinion d'André Gide : «Il me semble que les qualités que nous nous plaisons à appeler classiques sont surtout des qualités morales et volontiers je considère le classicisme comme un harmonieux faisceau de vertus dont la première est la modestie.».
Publié le 08/02/2011
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Sans être vraiment très surpris par son «demi-paradoxe», nous pouvons assez bien imaginer comment Gide veut nous étonner. 1 L'essence même de l'art classique est fort bien loin d'être morale : l'artiste dont tout l'esprit consiste à «bien définir et à bien peindre» (La Bruyère, Les Caractères, chap. I, 14) a le sentiment aigu de l'autonomie de l'art et se garde de jouer les politiques ou les prédicateurs ; il laisse ce soin aux spécialistes de la chose publique et de la religion et se veut lui-même un spécialiste de la littérature. S'il recommande, comme Boileau, de ne pas heurter la morale (Art poétique, chant IV, v. 93-96), il se gardera d'innover en ce domaine ; il ne se croit pas porteur d'un message moral, il ne donne pas de conseils pour bien vivre, il n'écrit pas Les Nourritures terrestres ; bref, il se réfère à la morale existante, content de reconnaître un ordre qu'il n'a pas pour mission de modifier. 2 Mais, dira-t-on, une des ambitions fondamentales de l'art classique est d'instruire : tous les classiques répètent à l'envi que leur but est d'être utiles (joindre «au plaisant le solide et l'utile», dit Boileau, Ibidem, IV, v. 88); tout en croyant à l'autonomie de l'art, ils croient à son utilité profonde et «l'Art pour l'Art», la beauté pour la beauté, n'est pas leur fait. Toutefois le paradoxe de Gide est de suggérer que la création classique n'est pas seulement une leçon de morale par son contenu, mais qu'elle implique de la part du créateur un effort moral au moment de la création. 3 Ceci nous apparaît d'autant plus étonnant qu'au centre de ces vertus de créateur, Gide met la modestie ; or,
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Paraphrases des Psaumes; il se borne à les publier dans quelque Cabinet satyrique ou Délices satyriques, il accepteune hiérarchie des valeurs établies par la tradition.
3 Mais cette attitude, à la fois critique et conformiste, qui unit public et auteur, se retrouve chez l'auteur lui-même,seul en face de son œuvre : il se méfie, dit-on, de tout ce qui est spontané, inconscient, des mouvements profondsde la sensibilité, etc.
A vrai dire, il ne s'en méfie pas parce que c'est de lui, il n'a pas une haine a priori de son «moi»(quand Pascal écrit : «Le moi est haïssable», Pensées, éd.
Brunschvicg, VII, 455.
Lafuma, 141, «le mot moi
- selon le commentaire de Port-Royal - ne signifie que l'amour-propre»); il se méfie de ce qui n'est pas conforme àce fonds commun qui est la matière habituelle de la littérature.
De même, s'il est si exigeant à l'égard de lui-même,s'il se juge avec une critique impitoyable (Boileau, Art poétique, chant IV, v.
41-84), ce n'est pas par une obsession«douloureuse» à la manière de Flaubert (obsession qui le séparerait des autres écrivains), mais, bien au contraire,pour retrouver cet ordre auquel il se soumet modestement.
III La vertu et l'esthétique
Il reste toutefois un peu surprenant de parler de vertu, de morale, à propos de ce que, aujourd'hui, nousconsidérerions davantage comme un conformisme.
N'avons-nous pas une conception plus jaillissante de la morale ?La conception de Gide est plutôt celle d'une harmonie et donc relève plutôt d'une esthétique, mais la morale pourGide a-t-elle jamais été autre chose qu'une esthétique ?
1 En effet la morale nous apparaît bien plus comme une invention de tous les moments que comme lareconnaissance d'un ordre : les romantiques nous exposent volontiers les cas particuliers où la règle normale n'a pasde sens, où l'ordre établi n'est d'aucun appui pour le penseur par exemple solitaire (la «modestie» de Racinel'empêche d'excuser Phèdre, mais Hugo excuse la prostituée Fantine dans Les Misérables).
Si bien que le romantiqueest souvent un inventeur moral : la fameuse théorie des droits de la passion n'est qu'une application de ce principe(la passion de Phèdre ne lui donne aucun droit, alors que Musset réclame au nom de la sienne).
Conceptiondangereuse, mais plus féconde, plus vivante.
2 Les classiques certes n'excluaient pas tout déchirement moral, mais dans des cadres donnés d'avance, et lesfameux conflits de Racine étaient précisément soumis à des lois inexorables : d'où la catastrophe.
Ni Titus ni Phèdren'inventent la morale ; quand il y a conflit, il faut se séparer ou mourir.
Le tragique classique, c'est donc plutôt lacontemplation douloureuse d'une impasse qu'un effort pour découvrir un dépassement.
3 Et c'est là que la position classique a de curieuses résonances gidiennes.
En effet on sait que Gide était pris entrela rigueur de la morale protestante familiale et sa quête esthétique d'une universelle disponibilité.
A-t-il vraimentdépassé cette contradiction ? Certains de ses héros, comme Alissa dans La Porte étroite, périssent de ne pouvoirconcilier leur puritanisme avec la découverte de l'amour humain, mais ceux qui assument toute leur liberté, commeMichel de L'Immoraliste ou Bernard des Faux-Monnayeurs ou Œdipe dans le drame de ce nom, ne semblent pas nonplus aboutir à une puissante réalisation d'eux-mêmes.
En fait il y a bien chez Gide et un tragique de l'austérité et untragique de la liberté, sans qu'il ait pu trouver comme solution à leur antinomie autre chose qu'un harmonieuxpassage de l'une à l'autre, bref qu'une sagesse faite de dédoublement et de dialogue (XXe Siècle, p.
268 et p.
274),c'est-à-dire finalement moins un choix moral qu'une esthétique.
Aucune morale nette ne se dégage de Thésée(Ibidem, p.
273), cette dernière œuvre de Gide qui cherche à montrer que tout dans une existence, même le goûttrop vif des plaisirs, contribue à bâtir cette image humaniste qu'un héros doit laisser de lui-même : c'est bien,semble-t-il, une esthétique que cette ultime conciliation..
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